Le docteur Lucien Corvisart (1824-1882), baron du Second Empire, témoin d’une époque

Le 30 septembre 2023, la Bibliothèque de l’Académie nationale de médecine a pu acquérir, lors d’une vente qui s’est tenue à Issoudun, les lots n° 193, 194, 195 et 196, comprenant principalement la correspondance passive de Lucien Corvisart. Cette vente a été suivie, les 20 et 21 février 2024, par une vente opérée à Nantes, et intitulée : « Un château en Bretagne, souvenirs de la famille Corvisart », au cours de laquelle la Bibliothèque de l’Académie a pu acquérir le lot n° 81. À noter que la Fondation Napoléon, sous la direction scientifique de Pierre Branda, s’est également portée acquéreuse de documents relatifs à la mort de Napoléon III, qu’il devrait être possible de consulter sous peu sur leur site [www.napoleonica.org]. Les différents lots ont fait l’objet d’un inventaire pièce à pièce et sont désormais inventoriés sous les dénominations suivantes : Ms 1422 (2293) n° 1-32 ; Ms 1423 (2294) n° 1-101 ; Ms 1424 (2295) n° 1-5 ; Ms 1425 (2296) n° 1-60 et Ms 1426 (2297).

L’ensemble est constitué de 199 pièces, majoritairement des lettres reçues par Lucien Corvisart sous le Second Empire et dans les années qui en suivent la chute. Sur les quelque 150 lettres datées ou précisément datables, la plupart datent de la dernière décennie du second Empire, tout particulièrement les dernières années du régime, et des deux années lui faisant suite. Près de trois-quarts des lettres datées le sont entre 1867 et 1872. La plus ancienne des lettres est datable du premier semestre 1852, la plus récente est datée du 7 septembre 1878.

Le docteur Lucien Corvisart

Lucien Corvisart (Thonne-la-Long, Meuse, 9 juin 1824-Paris, 8e arrondissement, 24 décembre 1882) est tout à la fois un chercheur en physiologie, le détenteur d’un nom célèbre, et médecin de la maison de l’Empereur.

Alors qu’il est encore étudiant en médecine, sa conduite pendant les journées insurrectionnelles de 1848, où il est blessé, lui vaut de recevoir la Légion d’honneur le 23 août 1848. Reçu interne des hôpitaux de Paris en décembre 1848, il soutient sa thèse de doctorat à la Faculté de médecine de Paris en 1852, intitulée : De la contracture des extrémités ou tétanie. Il commence à publier dès 1852 des travaux sur la digestion et les nutriments ainsi que sur les effets thérapeutiques de la « poudre nutrimentive » (pepsine acidifiée) dans les cas de dyspepsie ou de consomption, s’inscrivant dans l’histoire des recherches sur la pepsine et les enzymes digestives inaugurées par Johann Nepomuk Eberle (1798-1834) et Theodor Schwann (1810-1882) dans les années 1830. [CORVISART 1852 a] [CORVISART 1852 b] Plus encore, en préconisant l’emploi des nutriments obtenus par la pepsine et les autres ferments digestifs des animaux, dans les cas où l’homme ne produit pas suffisamment les ferments de la digestion, il se fait le précurseur de la digestion artificielle en médecine. [HICKEL 1975] [FRUTON 2002] Jusqu’à la fin des années 1850, il continue ses recherches sur la transformation des aliments, notamment sur l’action du pancréas sur les aliments azotés. Ses travaux scientifiques lui valent la promotion au grade d’officier dans l’ordre de la Légion d’honneur, au 16 juin 1856. À la fin des années 1850 et au début de la décennie suivante, il collabore avec Abel Niépce de Saint-Victor (1805-1870) à plusieurs études sur la lumière.

Il porte le nom glorieux du médecin de Napoléon Ier, Corvisart, quoi qu’ils ne soient cousins qu’à la mode de Bretagne : par des voies différentes, ils descendent tous deux de Jacques Corvisart (1688-1745), Jean-Nicolas Corvisart (1755-1821) en étant un petit-fils et Lucien un arrière-petit-fils. Cet éloignement ne semble que généalogique car Lucien Corvisart, dans les dédicaces de sa thèse, parle du fils de Jean-Nicolas Corvisart – plus exactement son neveu et fils adoptif –, le baron Scipion Corvisart (1790-1866), chef d’escadron de cuirassiers, comme de son « second père ». Il obtiendra de plus la réversion du titre de son cousin, sans postérité, et sera fait baron d’Empire le 1er juin 1867.

À côté de ses travaux de recherche, sa carrière est intimement liée au régime du Second Empire, étant attaché à la maison de l’empereur : il est en effet nommé successivement, en 1853 médecin par quartier, en 1860 médecin ordinaire, en 1866 enfin adjoint au premier médecin (qui est Henri Conneau). Proche de la famille impériale, il suit Napoléon III lors de la bataille de Sedan, partage sa captivité au château Wilhelmshöhe (septembre 1870-mars 1871) puis son exil à Chislehurst en Angleterre, restant auprès de l’impératrice et du prince impérial après le décès de l’empereur.

Lors des élections de la Ire législature de la Troisième République du 20 février 1876, il se présente dans la 1ère circonscription de Saint-Amand (Cher), mais est battu par un homme politique expérimenté, Jean Girault (1825-1909), inscrit dans les groupes de l’extrême-gauche et de l’Union républicaine. Ce dernier obtient 6885 voix (13090 votants, 16737 inscrits), contre 4186 voix au baron Corvisart et 2001 à un certain M. Bonnault.

Lucien Corvisart décède brutalement le 24 décembre 1882, à Paris, 8e arrondissement. Il laisse trois enfants, Charles Corvisart (1857-1939), dit Scipion, Gaston Corvisart (1858-1895) et Lucie Corvisart (1859-1895).

 

La vie de famille

La correspondance qui se dévoile ici est celle d’un homme bien inséré dans les réseaux de la famille impériale et de son entourage. Les nouvelles familiales et les questions de santé le disputent aux préoccupations politiques et aux trivialités mondaines.

La vie familiale et amicale est rythmée par les félicitations de rigueur à l’occasion d’une nomination, d’une naissance ou d’un mariage et les condoléances à l’occasion d’un décès, ainsi que par les invitations, formelles ou informelles, telle cette lettre d’une certaine « Matrone Romaine », qui laisse supposer des agapes bien peu chrétiennes :

« La matrone romaine ne pouvant vous recevoir à Rome vous prie de venir la rejoindre chez le Pape où la Sainte martyre va chercher la résignation en compagnie des Saintes femmes ses amies, venez-y vous-même recevoir l’absolution de vos gras pêchés. » [BANM, Ms 1423 (2294) n° 89]

On y trouve également des préoccupations littéralement domestiques, telle cette lettre d’Henri Tissot de la Barre de Mérona (1821-1902) qui demande à Lucien Corvisart des renseignements sur des domestiques naguère à son service :

« Vous me permettrez, je l’espère, de m’adresser à vous pour avoir des renseignements sur le Sieur Louis Arnaud et sur la Dame Catherine sa femme, qui ont été, me disent-ils, 5 ans à votre service, et qui se présentent aujourd’hui pour entrer chez moi. Sont-ils probes et honnêtes, soumis à leurs maîtres et d’un commerce facile avec leurs camarades ? Le mari connaît-il le service, est-il assidu au travail, sobre et rangé ? La femme est-elle bonne cuisinière, propre et économe ? Enfin, Monsieur, comme ils ne peuvent être parfaits, qu’auriez-vous à leur reprocher ? J’aime peu à changer de domestiques ; par suite je ne veux les arrêter qu’en parfaite connaissance de cause, je vous serais donc fort obligé si vous étiez assez bon pour me renseigner. » [BANM, Ms 1423 (2294) n° 75]

 

Le scientifique

Quelques lettres éclairent le parcours ou les intérêts scientifiques du chercheur. Paul Antoine Sagot (1821-1888), par exemple, l’entretient de son enseignement au sein de l’école normale spéciale de Cluny [BANM, Ms 1422 (2293) n° 28] ou bien de ses observations agronomiques aux Canaries [BANM, Ms 1422 (2293) n° 27]. Un scripteur non identifié lui adresse ses observations sur le noircissement du bois, écho des recherches menées avec Abel Niépce de Saint-Victor :

« Il y a bien longtemps que j’ai observé avec attention la coloration du bois, et j’ai la conviction qu’il y a une simple décomposition de la substance végétale par la lumière ou même par l’air. J’ai vu noircir certains bois dans l’obscurité. Le bois d’aulne par exemple au moment où l’on vient de scier un arbre récemment abattu, je l’ai constaté, se marbre en brun rouge violacé aussi bien dans l’obscurité qu’à la lumière. Aujourd’hui même je constatais que cette coloration est bien plus rapide si on mouille le bois. […] Je me refuse complètement à admettre la théorie de l’emmagasinement de la lumière. Il y a tout simplement action chimique de la lumière sur les corps et développement par un moyen ou par un autre de l’effet produit. Ce que vous me dites et ce qu’écrit Niepce du chlorure de plomb me semble bien plus juste et ouvre un champ bien plus vaste aux investigations mais jusqu’ici je n’ai vu aucun récit d’expérience que l’on puisse répéter. Ou en parlant de son expérience, il embrouille à dessein, ou tout cela est l’état bien vague dans son esprit. » [BANM, Ms 1422 (2293) n° 32]

 

La richesse de Lucien Corvisart

Homme riche ou supposé tel, il est régulièrement sollicité pour apporter son aide financière. Marie Madelaine Marthe de Lalain Chomel (1842-1911) le prie de contribuer à l’Œuvre des Enfants Délaissées, « qui recueille et élève tout à fait gratuitement les pauvres petites orphelines sans appui dont le nombre est si grand à Paris. » [BANM, Ms 1423 (2294) n° 39] Antoine Stévenin (1801-1871), curé de Guincourt, dans les Ardennes, écrit le 24 juillet 1862 pour demander l’aumône pour la reconstruction de l’église de Guincourt, anticipant l’effondrement du clocher qui advient le 11 janvier 1863 :

« Permettez à un pauvre curé de campagne de venir implorer votre charité, non pour ma chétive personne, mais pour une infortune bien autrement noble et triste : il s’agit de Jésus-Christ même qui, bientôt, n’aura plus, en ma paroisse, une pierre où reposer sa tête : car ma pauvre église va crouler au premier jour ; elle est dans un tel état de vétusté et de dégradation, qu’il devient impossible d’y faire les exercices du culte ; elle doit nécessairement et au plus tôt être reconstruite à neuf. » [BANM, Ms 1423 (2294) n° 73]

Un lointain parent sollicite également son aide financière :

« Écrivain publiciste, je collaborai dans plusieurs feuilles ; victime depuis deux ans de deux cruelles maladies, je suis atteint d’amblyopie. Ne vous étant pas positivement étranger de nom, je prends la liberté de vous exposer ma malheureuse position, pour obtenir un subside spontané. » [BANM, Ms 1423 (2294) n° 67]

 

Un homme d’influence

Mais plus que sa fortune, c’est bien son entregent et son influence qui font l’objet de requêtes, ou tout simplement sa capacité à parler directement à l’Empereur. De manière attendue, on le sollicite pour des places, de l’avancement, ou des décorations. Le docteur Alphonse Ripoll, de Toulouse, l’exprime sans ambages, dans une lettre de septembre 1869 :

« Vous êtes dans ce moment dans une position exceptionnelle de crédit auprès de Sa Majesté notre cher Empereur. Ne pourriez-vous pas (observez que je ne dis pas ne voudriez-vous pas) ne pourriez-vous pas être auprès de lui mon intermédiaire et mon éloquent protecteur pour obtenir de lui une récompense que je crois largement mériter depuis longtemps. Vous devinez qu’il s’agit de la Croix de la Légion d’honneur. » [BANM, Ms 1422 (2293) n° 26]

Laure Genty cherche à obtenir la Légion d’honneur pour son père Théodore Louis Félix Defiennes (1807-1879), ancien maire de Pithiviers, à l’occasion du passage de l’Empereur à Orléans en mai 1868 :

« Je ne croyais certes pas venir vous chercher de nouveau pour vous prier encore de me prêter votre influent appui dans un acte de justice qui depuis 16 ans bientôt a dû avoir son accomplissement 4 ou 5 fois et lequel, vous le savez, par une fatalité rare et vraiment inexplicable, reste toujours à obtenir : (La décoration de mon père). Comment ? Pourquoi ? Il faut donc qu’une main dénonciatrice et profondément calomnieuse ait fait déposer au ministère quelque charge aussi grave que mensongère dans le dossier de mon père. Une crainte mal fondée, une sourde et basse jalousie ou rancune a pu seul être l’auteur d’une pareille perfidie. » [BANM, Ms 1423 (2294) n° 22]

Son père devra attendre 1871 pour être fait chevalier de la Légion d’honneur, en raison de son courage et de son dévouement pendant l’invasion prussienne.

Henri Jules Costa de Serda (1831-1870) demande à être attaché comme médecin à un service de la maison de l’Empereur, mettant en avant sa médaille d’or au prix Corvisart et sa parenté avec l’Impératrice, et espérant que sa « qualité de petit-fils du “Larochejaquelein du Midi” n’y serait […] pas un obstacle. » [BANM, Ms 1423 (2294) n° 15]

Clara Laly (1816-1888), née Uzanne, écrivant pour obtenir le retour en métropole de son beau-frère affecté en Algérie, égrène sa généalogie et ses états de service mais joue également sur la corde intime :

« Je souhaite ardemment Monsieur le Baron que mon parent puisse obtenir la faveur de rentrer en France à l’occasion solennelle de la première communion de notre prince chéri. Ma fille unique, Monsieur le Baron, fera sa première communion le 7 mai le même jour que le prince impérial ; et elle prie avec ferveur pour le retour de sa santé de son oncle et de sa cousine. Vous trouverez ci-joints les vers que mon beau-frère a adressés à sa majesté l’impératrice, à l’occasion de la naissance et baptême du prince. M. de Saint-Albin a remercié M. Raimond-Hulin au nom de l’Impératrice à l’occasion de l’attentat du 14 janvier 1858. Il a reçu par ordre de sa majesté l’Empereur un remerciement des sentiments exprimés en cette circonstance. » [BANM, Ms 1423 (2294) n° 76]

Valentine de Sainte-Aldegonde (1820-1891), duchesse de Dino Talleyrand, se fait la porte-parole de sa mère Adélaïde-Joséphine de Bourlon de Chavange (1789-1869), dame de Beauregard, auprès de l’Empereur pour lui obtenir une aide financière. Elle rappelle « toute l’ancienne affection qui liait mon père à monsieur votre oncle. Je crois pouvoir compter sur votre bienveillant appui » [BANM, Ms 1423 (2294) n° 68] et ajoute de manière pragmatique que sa mère « serait très reconnaissante si elle daignait de nouveau disposer d’une somme de 3 mille francs en sa faveur ». Dans une autre lettre, elle avance un argument supplémentaire : « La maréchale Suchet et ma mère sont les deux dernières maréchales de l’empire dernier. » [BANM, Ms 1423 (2294) n° 68] Sa mère était en effet veuve en premières noces du maréchal Augereau (1757-1816).

 

Accéder à l’Empereur

On lui écrit pour atteindre l’Empereur et lui soumettre des projets. En septembre 1868 par exemple, le docteur Ferdinand Gabriel Crolas (1841-1903), professeur à l’Ecole de médecine de Lyon s’adresse à son « cher confrère », pour lui vanter un nouveau modèle de fusil inventé par un parent :

« Un de mes parents a imaginé et construit un fusil qu’il a essayé devant des hommes sérieux et compétents qui l’ont trouvé excellent. Il désirerait le porter à la connaissance de Sa Majesté avant d’en faire part à une nation étrangère qui le sollicite pour cela. Dans ce but il désirerait adresser à l’Empereur une brochure explicative, mais il ne sait comment assurer la remise de ce document. J’ai pensé que vous seriez assez bon pour m’indiquer un moyen certain de le faire arriver. » [BANM, Ms 1422 (2293) n° 9]

Après la défaite, en novembre 1871, un certain Henry Plagniol, réfugié lui aussi en Angleterre, expose un projet de flotte aérienne militaire capable de soumettre la Prusse :

« Français de cœur avant tout et élevé dans le culte de Napoléon premier, je ne songe qu’à revoir ma patrie reprendre sa prospérité. Celui qui posséderait une flotte aérienne, de fait, serait le maître de l’univers, et cela, sans le secours d’une armée. Du haut des airs, ne pouvant être atteint lui-même, il écraserait avec ses projectiles, tout corps d’armée possible : il pourrait détruire et saccager impunément les plus grandes villes, rien ne résisterait à cette flotte capable de ruiner toute une contrée. Obligés de se soumettre à une telle force destructive, les états les plus puissants devraient s’incliner et accepter les plus durs ultimatum. C’est cette pensée qui m’a amené à présenter à Sa Majesté Impériale, mon projet de navigation aérienne. La France se courbe frémissante sous les exigences passées et présentes des Prussiens ; vaincue non par faiblesse, mais par sa désunion et ses discordes intestines, elle acclamerait tout d’une voix, celui qui lui rendrait sa splendeur. Je viens donc proposer à Sa Majesté l’Empereur, de s’intéresser, non pas à la solution d’un problème en vue du progrès ; mais uniquement pour lui-même et s’en faire une arme sûre et terrible. Les premiers mois seraient peu coûteux par rapport aux avantages attendus : il faudrait construire un navire aérien d’aussi petite dimension que possible sur un devis bien étudié. Sur ce modèle une fois éprouvé passer à la construction d’une flotte de 10 à 20 navires munis de projectiles de toute grosseur. Cette flotte prête, armée et montée par un millier de marins, suffira pour déclarer la guerre à la Prusse et la réduire à merci. » [BANM, Ms 1425 (2296) n° 36]

 

La santé de l’Empereur

Son métier comme sa proximité avec l’Empereur et sa famille en font un interlocuteur privilégié pour prendre des nouvelles de leur santé. Dès 1869 en effet, la dégradation de l’état de santé de Napoléon III suscite les plus vives inquiétudes de ses partisans. Jean-Baptiste Franceschini Pietri (1835-1915) écrit ainsi :

« Je te remercie de ta dépêche que j’ai reçue hier soir ; elle me fait partir plus calme. J’avais le cœur bien gros en prenant congé de l’Empereur et de l’Impératrice et je crois que si j’avais dû partir seul de Paris j’aurais renoncé à mon voyage. C’était la première fois depuis dix ans que je quittais l’Empereur et je le laissais souffrant. Enfin je suis heureux d’apprendre qu’il se remet […] » [BANM, Ms 1423 (2294) n° 28]

Élise Castelvecchio (1826-1894) veut des nouvelles plus fiables que celles qu’elle lit dans la presse :

« Les nouvelles que je lis dans les journaux sur la santé de l’Empereur me tourmentent et comme je ne sais où trouver la vérité dans les feuilles publiques je viens vous prier, vous qui connaissez le dévouement que les miennes et moi avons pour Sa Majesté, de me dire si réellement il y a de sérieuses inquiétudes à avoir ! » [BANM, Ms 1423 (2294) n° 12]

Quant au ministre des Finances Pierre Magne (1806-1879), il n’hésite pas à établir un lien direct et indissociable entre la santé de Napoléon III et celle du pays :

« La fortune de la France est attachée à la santé de l’Empereur. Tous les regards sont tournés vers Saint-Cloud. Aussi, on ne saurait trop ni trop tôt initier le public de Paris et des départements aux bonnes nouvelles. » [BANM, Ms 1423 (2294) n° 46]

 

Dans l’entourage impérial

Lucien Corvisart est très proche de la famille impériale et partage, avant même l’exil, les mêmes plaisirs mondains. Le Premier Chambellan, surintendant général des théâtres Félix Baciocchi (1803-1866), l’invite à la représentation du jeudi 18 août 1864 au Théâtre impérial de l’Opéra, en présence de l’Empereur, de l’Impératrice et du roi d’Espagne. Il s’y joue Néméa ou l’Amour vengé, ballet-pantomime en deux actes, de Henri Meilhac et Ludovic Halévy, sur une chorégraphie d’Arthur Saint-Léon et une musique de Léon Minkous. [BANM, Ms 1423 (2294) n° 3] Telle autre fois, l’Impératrice l’invite à venir dîner à bord de l’Eugénie, alors amarrée à Biarritz. [BANM, Ms 1423 (2294) n° 43]

La proximité d’âge de ses deux fils avec celui du prince impérial accroît cette proximité. Tel dimanche, le général Charles-Auguste Frossard (1807-1875) lui fait savoir que ses deux fils, « Scipion et Gaston sont invités par le Prince à venir aujourd’hui jouer et dîner avec lui ». [BANM, Ms 1423 (2294) n° 29]

 

L’éducation des enfants

L’éducation des enfants, d’ailleurs, est loin de l’indifférer, comme en témoignent plusieurs lettres. Dans l’une, de décembre 1869, Napoléon Henri Edgar Ney (1812-1882) évoque les leçons de danse :

« Vous avez joliment raison de vouloir faire faire des exercices de corps à vos beaux enfants. C’est Hubert Lecour qui me donnait des leçons. La salle est passage des Panoramas à côté de chez Markowski professeur de danses de caractère. Plus tard cette nouvelle école pourra leur être utile. Vous pouvez très bien faire venir votre professeur à votre domicile. Il a une méthode excellente, il a surtout mis la boxe à la portée des gens du monde. » [BANM, Ms 1423 (2294) n° 58]

Son confrère Henri Conneau évoque en novembre 1870 l’éducation à donner aux enfants dans leur exil anglais :

« Nos jeunes gens travaillent. M. Filon qui est un très excellent Professeur et surtout d’une patience angélique est assez content d’eux. Cependant je trouve que leur instruction n’est point assez variée. J’ai proposé à S.M. l’Impératrice de faire aller ces jeunes gens deux fois par semaine à Londres où l’on louerait une chambre où les professeurs de dessin, de mathématique, et d’anglais viendraient les instruire. Ce plan est adopté en principe, mais ne sera pas mis en exécution aussitôt que je le voudrai. » [BANM, Ms 1425 (2296) n° 10]

Dans une longue lettre d’août 1876, le baron s’adresse à son fils aîné, Charles dit Scipion, lui reprochant son attitude et ses résultats, et l’adjurant d’obtenir son baccalauréat dans l’année :

« Mon cher Scipion, songe que voilà bientôt un mois, le 20 que tu as passé ton examen et qu’en somme tu ne travailles pas et es en vacances. Les années et les mois perdus à ton âge ne se réparent pas. Par une déplorable faiblesse, je ne t’ai pas maintenu en élémentaires, et avant ton examen tu m’assurais que tu serais refusé que tu ne savais rien, que tu n’avais pas travaillé au début de l’année, ni au milieu, ni même chez M. [Mommarché ?] où tu aurais pu me disais-tu travailler infiniment mieux. Tu as désiré Cortieux le voilà. Maintenant c’est à toi de me prouver par ton bon caractère, par le respect que tu feras porter à ta sœur, ta tenue à table qui devant moi était déplorable l’an dernier, et qui je l’espère moi absent deviendra celle d’un homme, ta tenue en voiture ; car je déplorerais que vous vous donniez en spectacle comme l’an dernier par vos disputes et vos folies, par ta sociabilité si on vous invite sociabilité qui aura pour but de toujours rester avec Lucie, même au détriment de tes jeux et de paraître t’amuser là où elle s’amusera, afin d’avoir l’air d’un bon garçon, et non d’un cerbère. Garde ta bonne réputation d’homme sérieux et bon enfant. Pour ton travail c’est tout aussi grave. Tu dois être bachelier ès lettres au commencement d’octobre ès-sciences à la fin d’octobre. Tu étais content de la composition de philosophie, il paraît qu’on y reconnaissait que tu ne savais rien, ou peu de choses. Tu me disais, tes lettres en sont pleines que tu ne savais pas un mot d’histoire naturelle, que tu n’avais vu que des moitiés de cours, pendant un mois tu m’as sans cesse dit : je ne sais rien. Puis tu as bien changé et après ton échec, non seulement tu as repris courage ce qui est très bien, très nécessaire mais tu m’as écrit que tu avais à repasser mais que tout était prêt, réfléchis bien à cela, ne me fais pas regretter ma faiblesse nouvelle. Tu es encore bien enfant, et je me demande parfois si je dois continuer à te parler sérieusement ; tu n’en fais, je crois, que à ta tête. Les Fleury m’en disaient bien un mot qui m’a attristé ; relativement à tes idées si peu pratiques dans la vie, et à l’opinion que tu avais que tu étais meilleur juge que moi de ce qui pourra asseoir ton avenir. Mais laissons ce sujet et revenons au baccalauréat. Je t’engage une fois à Cortieux à aller de suite à Bourges demander un conseil à M. Grandin. Le langage philosophique n’est venu m’a-t-on toujours dit que par les professeurs de Philosophie, c’est ce qui te manque, donc il faudrait pour répétiteur le professeur de philosophie ! Deux fois par semaine la philosophie, 1 fois par semaine les sciences – comment faire tout cela ! et toujours au bout de l’argent et beaucoup d’argent à dépenser ! Chezal-Benoît est encore plus près de Bourges. M. Bidon y a été élevé, il y a des professeurs de philosophie, là ce serait peut-être encore beaucoup mieux, tu y serais peut-être plus soigné, tu pourrais y prendre des leçons plus longues. Que de tracas ! Les faiblesses entraînent les faiblesses, cependant j’espère encore en ton bon naturel, et l’affection que tu as pour moi, pour te dicter ta ligne de conduite, et te faire prendre de suite le travail au sérieux ; je désire que tu te lèves de très bonne heure pour cela, le feras-tu. Que ne suis-je là pour vous conseiller, vous stimuler ; je suis extrêmement affligé encore de ne pas passer par Paris pour voir maman. Mais je ne le puis. Ce sera à vous, ce sera à toi d’adoucir mon chagrin. Mais je dois même ne pas le faire voir, et tu dois dire et répéter que je suis enchanté, et que je viendrai vous rejoindre bientôt mais que mon devoir est de rester actuellement avec le Prince qui me désire pour quelques semaines encore, écris-moi longuement mon cher Scipion je t’embrasse tendrement en comptant sur toi. » [BANM, Ms 1426 (2297)]

Charles Corvisart (1857-1939), qui n’a alors pas vingt ans, finira par honorer le nom de Corvisart en suivant la carrière des armes et en s’illustrant comme attaché militaire au Japon au début du XXe siècle puis comme général de division pendant la Première Guerre mondiale.

 

Un témoin de son temps : la Révolution de 1848

Plus que tout, sa correspondance s’avère extrêmement précieuse par la présence de lettres évoquant les événements politiques de l’époque et qui placent Lucien Corvisart au cœur de l’histoire. Tout d’abord, Lucien Corvisart est un témoin de la révolution de 1848, au cours de laquelle il a perdu son ami Jules Godart à qui il consacre des lignes poignantes dans un petit texte autobiographique, avant d’évoquer les journées de juin :

« Je m’acheminai lentement avec indifférence vers sa demeure l’esprit et le cœur remplis de la plus grande tristesse et d’un abattement profond. J’avais rêvé une vie de bonheur à deux Jules et moi en attendant qu’une troisième personne vînt mettre le comble à mon heureuse existence, j’avais mis tout mon espoir en l’amitié de Jules, et avec lui j’étais un frère, une révolution ridicule et amère venait de contribuer en partie à sa perte et avait ainsi en quelques jours détruit tous mes rêves et changé de fond en comble mon existence. En passant près de l’hôtel de Ville j’éprouvai un sentiment de malaise indéfinissable. Je me rappelais que 5 mois à peine auparavant j’y venais avec lui. Il avait eu la malheureuse idée de vouloir se faire chirurgien militaire s’il tombait au sort lors du tirage des jeunes conscrits, afin d’éviter à sa famille une dépense qu’il savait devoir lui peser beaucoup. 5 mois auparavant je passai en ce même endroit avec lui, lui plein d’indifférence et déjà de dégoût pour la vie, m’exprimant le désir d’être désigné par le sort et moi lui reprochant en ce désir l’oubli de nos promesses de ne jamais nous séparer. Nous entrâmes dans la salle Saint-Jean magnifique et terrible salle où tant de sorts étaient jetés pêle-mêle et où allaient s’inscrire des arrêts de mort. Je ne sais si nos deux cœurs battirent à l’unisson lorsque Jules sur le tréteau mit la main dans l’urne, mais le mien déchirait ma poitrine. Je dévorais des oreilles le nombre qu’allait crier l’huissier… Sauvé !… Le numéro était excellent. Je m’élançai hors de la salle et j’avais fait 6 fois plus de chemin que lui quand nous nous rencontrâmes ; je l’embrassai c’était la première fois depuis les 4 ans que nous nous connaissions, je l’embrassai avec transport, mon ami me restait et j’en bénissais la providence. Mais lui resta froid et semblait ne point jouir de sa libération. Il ne répondait point à ma joie. Je le reconduisis chez ses parents et carillonnant joyeusement à la porte je portais le bonheur à cette même mère à laquelle 6 mois ensuite j’apportais l’annonce du dernier soupir de son fils. […]

Le 22 juin ce souvenir me revint présent à l’esprit et me torturait. Tout à coup une grande rumeur se fait entendre, les cochers pressent le pas de leurs chevaux, les piétons entrent sous les portes et une bande de 5 à 6 mille bras déshabitués du travail, depuis la création des ateliers nationaux, brandissaient leurs bannières tricolores hurlant des cris de vive la République et signifiant en chantant à la capitale son refus de partir et sa détermination d’ensanglanter nos rues si l’ordre de les envoyer travailler ailleurs était maintenu. On n’part pas, on n’part pas. Du pain ou du plomb telles étaient les monosyllabes lugubres qui annonçaient pour le lendemain un conflit inévitable. Cette bande n’avait point l’aspect hideux de celle qui passait des torches à la main, des guenilles sur le dos, le 23 février allant aux affaires étrangères. C’était 5 à 6 mille ouvriers à la figure généralement honnête presque tous vêtus de blouses propres et semblant mentir en criant du pain ou du plomb, car ils portaient sur leur maintien honneur et travail et pour qui les eût vus individuellement n’aurait jamais pensé que de tels hommes fussent faits pour le massacre et le pillage comme ils devaient le montrer le lendemain. […]

En ce moment je devinai que nous allions réellement combattre. Je courus depuis cet endroit jusqu’au Pont-Neuf presque sans m’arrêter, là je vis les premiers gardes nationaux qui se rendaient rares et indécis à leur poste. Je revêtis mon uniforme je pris les cartouches et les balles que j’avais fabriquées, j’embrassai ma pauvre mère dont toute énergie était perdue et qui voyant ma tranquille résolution d’aller me battre n’essaya pas même de me retenir mais me vit partir en pâlissant. Je pris mon air le plus tranquillement décidé, le plus engageant possible, et maniant sur mon épaule mon fusil comme pour dire regardez-moi et venez. C’était la 3e fois que je m’apprêtais ainsi – en février, en mai, en juin. » [BANM, Ms 1424 (2295) n° 5]

Mais ce sont surtout les événements touchant à la guerre franco-prussienne comme à ses conséquences qui font l’objet de lettres extrêmement intéressantes.

 

Un témoin de son temps : la Guerre franco-prussienne

Dans une lettre d’un scripteur non identifié, on lit la fébrilité qui précède l’arrivée des Prussiens à Paris et les jugements dépréciatifs à l’encontre du général Le Bœuf (1809-1888), ministre de la Guerre :

« [Ernest] travaille avec une activité fébrile à mettre le Mont-Valérien en état de défense, canons, mitrailleuses et poudre ne lui manquent pas, mais rien n’avait été prévu, pas même de magasins sûrs pour la poudre, on creuse dans ce moment des trous pour la mettre en sûreté. Enfin c’était une imprévoyance inexplicable, coupable. Ernest m’a dit hier, dans huit jours je serai en mesure, tout sera prêt. Je ne conseillerais pas à Lebœuf de venir à Paris, tout le monde le maudit, je n’ai pas encore rencontré un seul individu pour le défendre ; et même ces jours derniers j’ai vu un personnage qui doit une très belle position au gouvernement impérial être des plus vifs et des plus sévères à la juger. Quant à moi je n’ai aucune estime pour lui depuis 1866, où, revenant de chez mon ami Montjoyeux je me suis trouvé en chemin de fer avec trois personnages un général d’artillerie, aujourd’hui sur le champ de bataille, son aide de camp et un autre officier supérieur. Ils causaient, je faisais le dormeur ; le Général dit à l’officier supérieur, pourquoi n’avez-vous pas dit ce que vous venez de me dire à l’Empereur ? et vous mon Général qui avez la dent plus dure que la mienne, pourquoi ne lui dites-vous pas ? Quant à moi je ne puis que me taire. Rappelez-vous, mon Général, il y a deux ans nous étions à Vincennes, l’Empereur vint, me questionna sur des expériences, sur différentes choses, je crus de mon devoir de lui dire la vérité ; le lendemain, le Général Lebœuf me fit appeler, me donna un galop épouvantable pour avoir dit la vérité à l’Empereur, j’étais porté pour la croix d’officier de la légion d’honneur, il me fit rayer, et je viens de l’avoir seulement deux ans après : dites donc la vérité ! On dit du bien du Gal Palikao comme Général et tout le monde paraît disposé à oublier certaines accusations anciennes, s’il contribue efficacement à nous tirer du mauvais pas où nous sommes. Le Gal Trochu inspire une grande confiance ; la position de M. Chevreau est un peu effacée ; quant à Jérôme David, c’est une mouche du coche dont personne ne s’occupe, il ne compte pas. » [BANM, Ms 1423 (2294) n° 93]

Les pertes humaines, plus encore que les pertes matérielles, n’épargnent pas les familles aristocratiques, comme en témoigne cette lettre de la baronne de Viry-Cohendier (1829-1907), datée de janvier 1871 :

« Hélas ! Les souhaits que nous pouvons nous adresser pour la nouvelle année, se ressemblent et ont tous le même but : la fin de toutes ces terribles épreuves. Il serait temps que Dieu cessât de nous éprouver, car notre pauvre France a payé un large tribut à la souffrance. Tous nous pleurons des amis ou des parents. Je suis dans ce moment-ci, inquiète de mon frère qui commandait l’artillerie mobile à Mézières. J’espère que le bombardement ne l’a pas atteint, et qu’il n’est que prisonnier. Les dégâts matériels ne sont plus rien, quand on pense à la vie de ceux qui nous sont chers. […] Toutes nos familles de Savoie ont payé un large tribut à la défense du pays. Cinq Costa de Beauregard sont ou ont été sous les drapeaux, car il y en a déjà eu un de tué. Ces pauvres Latour Maubourg me font une peine affreuse. Vous aurez su que leur fils avait été tué à l’affaire de Coulmiers. Il commandait les mobiles de la Loire. » [BANM, Ms 1424 (2295) n° 3]

Le sénateur Charles Étienne Conti (1812-1872), réfugié à Bruxelles, écrit le 28 septembre 1870 à propos des négociations de paix :

« C’était mon plus vif désir, après l’horrible catastrophe qui a englouti tant d’illusions et d’espérances, de venir partager avec vous la captivité de l’Empereur. Mais Sa majesté a jugé avec raison, je crois, que je pourrais, ici, être plus utile ici à sa cause et à son service. Force m’est donc d’ajourner la satisfaction de lui renouveler de vive voix l’hommage de mon inviolable fidélité et de vous serrer la main. Comme vous j’estime que nos affaires ne sont pas désespérées. L’article que vous avez pu lire dans la Gazette de Cologne et la conduite de l’autorité prussienne qui a enjoint aux magistrats de Nancy de rendre la justice au nom de l’Empereur, s’ils ne voulaient la rendre comme délégués de la souveraineté allemande, d’autres symptômes encore, ce qu’on sait notamment de l’aversion du Roi de Prusse pour la République et de son peu de goût pour la maison d’Orléans, permettent d’espérer qu’il ne s’opposera pas au maintien de l’Empereur. D’un autre côté la France qui plus que jamais éprouve un grand besoin d’ordre et de sécurité ne repoussera pas un gouvernement à qui elle a été redevable de cet inestimable bienfait pendant près d’un quart de siècle. […] En attendant, l’ajournement des élections pour la Constituante éloigne un obstacle qui pouvait être sérieux. Reste le fléau de l’invasion qui s’étend de plus en plus et qu’il faudrait faire cesser par la conclusion de la paix. Mais cette paix faut-il encore qu’elle soit honorable. La Chancellerie prussienne ne peut proposer à l’Empereur des conditions qui amèneraient sa chute si elles étaient acceptées. » [BANM, Ms 1424 (2295) n° 1]

 

Un témoin de son temps : la Commune de Paris

Une lettre du samedi 6 mai 1871 raconte le Paris assiégé sous la Commune :

« Nous sommes toujours là. Que dites-vous monsieur de cette poignée de vauriens que l’on devait châtier en un rien de temps ?… Le grand coup ! Avec quel agacement j’entends parler de ce grand coup. 6 semaines de guerre civile et nous ne sommes pas au bout. Si l’on écoute les nouvelles de Versailles, toujours il se prépare quelque chose et en un tour de main l’affaire va être enlevée. Si l’on écoute les Fédérés, ils préparent une poussée et Versailles n’a plus qu’à plier bagages. En attendant nous subissons un siège. Le bombardement va bon train. Le Palais de l’industrie a été écorné hier par les obus. Le cimetière de Montmartre en reçoit, le faubourg St Honoré. De plus, aujourd’hui les affiches de la commune nous annoncent que les vivres n’arrivent plus. Est-ce vrai ou est-ce pour effrayer c’est ce que je ne saurais vous dire. Dans tous les cas nous ne devons pas être rationnés. Du jour au lendemain le pain nous manquera et tout sera dit nous en sommes prévenus. […] Hier la caserne de notre quartier a été peuplée comme troupes des enfants enfermés à la prison de la Roquette. Il y en a qui ne peuvent à peine manier le fusil. Ils ont des pantalons rouges comme ceux de la ligne, des vestes bleues, des casquettes avec un galon d’or. Cette troupe je crois sert au service de l’intérieur de Paris. Les Fédérés reçoivent des chocs qui diminuent sensiblement leur nombre. Malheureusement sur le champ de bataille ils sont encore trop nombreux. Le château d’Issy est amplement en cendres. Je voudrais bien savoir ce qu’est devenu monsieur l’abbé Perdreaux. […] La bataille a été si acharnée dans le village d’Issy et l’est encore tant qu’il me semble qu’il n’a pu rester dans sa paroisse. Le croiriez-vous ? Notre affreux Alphonse a osé revenir tuer chez nous. Il fait partie d’un état-major des Fédérés. Sa venue nous a fait beaucoup de mal. Je ne vous répète rien de ce qu’il a dit à son père. Ses mensonges sont ignobles. Et dans cette crise il peut faire bien du mal. Les clubs de notre quartier demandent la suppression complète des journaux. Je ne sais si on leur accordera cela. Je crois qu’aujourd’hui on est en train de démolir le monument expiatoire. Quant à la colonne Vendôme, elle ne sera pas jetée à terre d’un seul bloc. On la dévisse. Les échafaudages sont placés et on travaille activement à cette destruction. Je ne vous dirai jamais assez combien je souffre de cet état de chose. Il me semble que chaque jour j’en prends plus de chagrin. Comment tout cela finira-t-il ? M. Molland m’a dit hier que le Comité installé à l’hôtel de Ville allait emménager au Sénat. L’hôtel de Ville serait désert et débarrassé de tous les canons qui encombrent la place. Quel avantage à cela ? Je ne sais. Décidément nous n’aurons plus de pain frais. Défense aux boulangers de travailler la nuit et c’est demain que le travail de jour commence. Aujourd’hui on nous bat le rappel à chaque instant. Nous entendons très peu la fusillade. Les Forts de Vanves et Issy ne disent plus rien vu qu’ils sont détruits en partie. » [BANM, Ms 1424 (2295) n° 4]

Le 2 juin 1871, une amie décrit à Lucien Corvisart la fin de la Commune :

« Nous étions bien convaincus, Eugène et moi, connaissant vos sentiments d’affectueux intérêt que vous nous suivriez d’un regard inquiet au milieu de la tourmente. Elle a passé sur nos têtes, terrible, implacable et nous a tous épargnés. Tous nous sommes vivants et je vous avoue que si quelque chose peut convertir un incrédule c’est cette protection qui nous a entourés. Eugène a fait classe jusqu’au lundi matin et nos Sauveurs étaient dans Paris depuis le dimanche soir. […] Mais notre moral est brisé 4 jours et 4 nuits durant le bombardement de Belleville par Montmartre, notre terrible voisin, nous a déchiré les oreilles nous ne savons plus dormir. Mon pauvre mari prétend qu’il n’y aura plus jamais de sourire sur ses lèvres. Mes enfants, nos élèves parcourent avec effroi nos éloquentes et sinistres ruines l’hôtel de ville et la gare d’Auteuil l’une dans un genre bien différent de l’autre dépassent tout ce que le sac et la prise des villes a pu offrir aux yeux des vainqueurs hélas ! Nous sommes français ! […] La rue de Clichy a été épargnée ils n’ont pas eu le temps car on finissait par notre quartier dans le joli Programme mais les généraux Clinchant et Ladmirault ont gêné cette aimable exécution. Oh notre drapeau aux trois chères couleurs comme j’ai pleuré en le voyant flotter ! » [BANM, Ms 1424 (2295) n° 2]

 

L’avènement de la République

La République, dans l’entourage impérial, ne saurait faire consensus, et la correspondance se fait l’écho des débats sur la nature du régime politique à adopter. Dans une lettre consacrée aux dons des villes de New York et de Boston aux régions sinistrées de Touraine, datée du 17 juin 1871, Auguste Bigot de La Touanne (1823-1882) pèse les solutions de régime politique :

« L’insurrection de Paris est vaincue mais je ne crois pas, personne ne croit au calme et à la tranquillité. La solution de tout cela n’apparaît à aucun de ceux qui réfléchissent. La légitimité avec le Comte de Chambord est de plus en plus inadmissible et les d’Orléans ne s’appuyant pas sur la légitimité, c’est un non sens qui n’est pas une solution. La république ne peut être regardée que comme un provisoire et cependant c’est aujourd’hui la seule forme qui puisse éviter un nouvel embrasement général. Nous allons tout droit au système des pronunciamento militaires d’autant plus que le gouvernement actuel vient de prendre une mesure très équitable mais bien dangereuse en annulant les nominations d’officiers faites par Gambetta ; ces nominations ne seront définitives qu’après examen d’une commission militaire nommée à cet effet. Il y aura donc, peut-être, dans l’armée 15 ou 20 mille officiers subalternes mécontents et se présentant tous comme victimes du gouvernement actuel et tout prêts par conséquent à la dénigrer et je le crois à lui tourner le dos et tout au moins peu disposés à le servir énergiquement. » [BANM, Ms 1425 (2296) n° 1]

L’Allemand Alfred Mels (1829-1894) se fait le défenseur énergique de la cause bonapartiste auprès de ses concitoyens. Il n’est pas le seul, dans l’entourage de Lucien Corvisart, à croire dans la possibilité du rétablissement de l’Empire. Un certain J. Ray, citoyen britannique, l’envisage toujours à la fin d’octobre 1871 dans une lettre adressée à l’Empereur déchu :

« À voir arriver tous ces comédiens démocrates à la politique en France, on sent le besoin d’une force habile qui les balaye. Votre Majesté seule peut suffire à cette tâche difficile. Le rôle que j’ai joué à Mantes, sans le chercher, me l’a prouvé. À la suite d’une défense ridicule, et pour ce motif coupable, organisée par un fonctionnaire, j’ai été pris par erreur par les Allemands, devant une maison de campagne où j’étais venu pour passer quelques jours, vers la fin de septembre 1870 (ce même fonctionnaire conspirait contre vous, au commencement de 1870). En raison de la confiance immédiate que m’accordèrent les officiers prussiens, j’ai sauvé la ville de Mantes d’un entier bombardement, et cela, en obligeant les autorités municipales à désarmer les volontaires et à rejeter les propositions fanfaronnes des commandants des francs-tireurs. Il m’a fallu surtout lutter contre les magistrats, les mêmes qui étaient enragés pour vous jadis, le sont contre aujourd’hui et redeviendront enragés pour vous (il serait inutile de les changer, c’est la nature). Une fois le danger passé, ma conduite ne devait pas me concilier la bienveillance même des habitants et comme je n’avais plus rien à faire là où je n’avais agi que par humanité, je me suis empressé de quitter la France. » [BANM, Ms 1425 (2296) n° 38]

Dans une lettre précédente, il n’avait pas manqué d’exprimer son souhait d’un gouvernement d’ordre :

« Il faut aux Français un gouvernement fort ne leur laissant d’autre liberté que celle de travailler. Les erreurs ou les actes arbitraires d’un tel gouvernement seront moins fâcheux pour eux que leurs propres écarts quand ils sont libres. La France est dépourvue d’hommes pratiques, formés au contact des autres nations, mis à même par leur fortune d’y acquérir un jugement supérieur, indispensable, pour quiconque participe à la direction d’un pays. » [BANM, Ms 1425 (2296) n° 37]

Les lettres des membres de la famille de Casabianca évoquent les premières élections, en Corse ou en Haute-Saône. En août 1871 par exemple, Raphaël de Casabianca (1830-1919) veut se persuader du soutien indéfectible des Français à l’Empereur :

« Notre pauvre France est perdue pour longtemps encore si l’Empereur ne vient pas la tirer de l’abîme. Croyez bien que si la grande majorité du peuple pouvait directement exprimer sa pensée nos chers exilés seraient bientôt au milieu de nous. L’œuvre de haine et de mensonges qui depuis un an pèse sur ce malheureux pays a fait son temps. La lumière jaillit tous les jours. Le mépris pour tous ces hommes qui ont renversé l’Empire le 4 septembre augmente sans cesse et l’on est de plus en plus convaincu que ceux qui les ont remplacés au pouvoir sont incapables de nous tirer de l’abîme. Chacun appelle un bras vigoureux qui nous sauve. » [Ms 1425 (2296) n° 9]

Jérôme van Wijland

 

Bibliographie :

[CHEVALLEREAU 1882] A. C. [Amand Chevallereau], « Corvisart (Lucien) », La France médicale, 29e année, tome II, n° 75, samedi 30 décembre 1882, p. 903.

[CORVISART 1852 a] Lucien Corvisart, « Recherches ayant pour but d’administrer aux malades qui ne digèrent point, des aliments tout digérés par le suc gastrique des animaux. Albumine d’œuf », Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences, tome 35, juillet-décembre 1852, séance du lundi 16 août 1852, p. 244-248.

[CORVISART 1852 b] Lucien Corvisart, « Addition à un mémoire ayant pour titre : Recherches ayant pour but d’administrer aux malades dont l’estomac ne digère point, des aliments tout digérés par le suc gastrique des animaux », Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences, tome 35, juillet-décembre 1852, séance du lundi 6 septembre 1852, p. 330-332.

[CORVISART 1854] Lucien Corvisart, Dyspepsie et consomption. Ressources que la poudre nutrimentive (pepsine acidifiée) offre dans ces cas à la médecine pratique ; …, Paris, Labé, libraire de la Faculté de médecine, 1854.

[FRUTON 2002] Joseph S. Fruton, « A History Of Pepsin And Related Enzymes », The Quarterly Review of Biology, vol. 77, n° 2 (June 2002), p. 127-147 ; p. 131.

[GLAESER 1878] « Corvisart (Lucien, baron) », dans Ernest Glaeser, Biographie nationale des contemporains, Paris, Glaeser et Cie, 1878, p. 138.

[HICKEL 1975] Pierre Bachoffner, « La pepsine, un vétéran de la chimie des enzymes : Erika Hickel, Pepsin, ein Veteran der Enzymchemie, in Naturwissenschaftliche Rundschau, 1975 [compte-rendu] », Revue d’histoire de la pharmacie, 63e année, t. XXIII, n° 227, décembre 1975, p. 609-610.

[LAMATHIÈRE 1891] « Corvisart (Lucien baron de) », dans Théophile Lamathière, Panthéon de la Légion d’honneur, vol. 13, Paris, s.n. [E. Dentu], s.d. [vers 1891], p. 86-87.

 

Liens vers les inventaires :

Ms 1422 (2293) n° 1-32

Ms 1423 (2294) n° 1-101

Ms 1424 (2295) n° 1-5

Ms 1425 (2296) n° 1-60

Ms 1426 (2297)

 

Pour citer ce billet :

Jérôme van Wijland, « Le docteur Lucien Corvisart (1824-1882), baron du Second Empire, témoin d’une époque », Site de la Bibliothèque de l’Académie nationale de médecine [en ligne]. Billet publié le 29 novembre 2024. Disponible à l’adresse : https://bibliotheque.academie-medecine.fr/ms-1422-2293_1426-2297.

 

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