Un colloque tenu les 15 et 16 novembre 2018 à l’Académie nationale de médecine et à l’université Paris-Nanterre vient de donner lieu à la publication par les Presses Universitaires François-Rabelais de Tours d’un ouvrage intitulé « Hippocrate sans frontières. Soigner en terre étrangère », dirigé par Claire Fredj, Nathalie Sage Pranchère et Jérôme van Wijland. On y retrouvera des communications présentées lors de ces deux journées, ainsi que quelques contributions originales.
Comme le fait clairement apparaître la riche introduction proposée par Claire Fredj et Nathalie Sage Pranchère, le sujet des médecins et soignants exerçant en terre étrangère résiste à la synthèse, d’abord parce qu’il recouvre une très grande diversité de situations individuelles, ensuite parce qu’il mobilise des dimensions variées de l’Histoire : histoire sociale et histoire des institutions, histoire de la construction de l’État et histoire de la colonisation, etc. La notion même d’extranéité recouvre de multiples dimensions, à une époque où l’affirmation des identités nationales engendre des minorités intérieures, où le mouvement de la colonisation remodèle les frontières et durcit les hiérarchies au sein d’empires se voulant unifiés. On s’expatrie pour se former, on part pratiquer à l’étranger, comme médecin migrant, pour accompagner des armées ou rejoindre des missions.
Le livre est organisé en 4 parties. La première envisage la situation des médecins étrangers exerçant en France. Une étude de Nathalie Sage Pranchère portant sur la transition révolutionnaire jusqu’aux années trente du XIXe siècle montre comment l’expansion de l’Empire et la construction de la nation française viennent infléchir un ordre d’Ancien régime fondé sur la primauté du local, qui mettait sur le même plan l’étranger et le provincial (régnicole). Entre la loi du 19 ventôse an XI et l’arrêté du 18 octobre 1834, le processus législatif voit s’opposer institutions de formation (Écoles de médecine puis Faculté restaurée) et pouvoir central (l’art. 4 de la loi de ventôse permet au Ministre de l’Intérieur de délivrer des autorisations exceptionnelles d’exercer) pour le contrôle de l’installation en France des praticiens diplômés à l’étranger. L’évolution du rapport de force obéit à des logiques complexes, qui mêlent organisation institutionnelle et trajectoire personnelle. Ainsi du rôle du doyen de la Faculté, Orfila, qui le 14 février 1834 entre au Conseil royal de l’Instruction publique, organe de représentation de la Faculté auprès du pouvoir royal, et influence l’arrêté du 18 octobre 1834, « un compromis entre les attentes universitaires et le maintien d’une liberté d’action du ministère » (p. 77).
Mathieu Orfila (lui-même originaire de Minorque) n’est pas le seul membre de l’Académie royale de médecine rencontré dans les pages de ce volume. Dans la deuxième partie, composée de deux études de cas portant sur des médecins français itinérants, le travail de Pierre Nobi, consacré aux missions françaises d’étude de la fièvre jaune en Espagne, de 1800 à 1828 (avant que le choléra ne donne lieu à de nouvelles missions, cette fois plutôt en Europe orientale), met entre autres en lumière le rôle de l’Académie et de son secrétaire perpétuel Étienne Pariset. Ces missions mobilisent tout à la fois des médecins, à la recherche d’un terrain d’étude et d’une reconnaissance institutionnelle, l’État qui les finance plus ou moins généreusement, enfin des réseaux diplomatiques et médicaux, nationaux et locaux. Elles sont aussi un terrain d’affrontements entre théories contagionistes et anticontagionistes, qui alimentent notamment un débat à l’Académie à la fin des années 1820.
Le livre nous emmène ensuite vers des horizons plus lointains, et d’abord pour envisager comment se forment dans différents pays, autour de noyaux formés de médecins étrangers, des communautés médicales très actives. On peut dire de l’article de Nancy Gonzalez Salazar qu’il prend à l’origine ce processus de formation d’un corps médical et d’une politique sanitaire puisqu’il porte sur un État, l’Uruguay, qui, cherchant sa place et son identité entre ses puissants voisins l’Argentine et le Brésil, compte en 1828, au lendemain de son indépendance, 74 000 habitants et un personnel médical de 32 membres officiels. Avant le retour, à partir de 1870, de médecins uruguayens formés à l’étranger, et la création de la faculté de médecine de Montevideo en 1875, le système de santé du pays repose exclusivement sur des médecins étrangers qui s’installent dans le pays sous le contrôle d’une Junta de hygiene publica, active pour délivrer les autorisations d’exercer entre 1830 et 1885, selon des modalités diverses : « les médecins et chirurgiens dont le parcours de formation était complet préféraient rester dans la capitale, tandis que les professionnels moyennement formés investissaient les provinces » (p. 247, l’auteur faisant le parallèle avec la France du XIXe siècle).
La quatrième partie regroupe des contributions ayant en commun de porter sur la même aire géographique, l’Asie. Jehanne-Emmanuelle Mounier y examine par exemple les parcours de médecins dans les colonies de l’océan indien, objet d’étude passionnant sur les plans épidémiologique et scientifique (c’est, note l’auteur, le berceau de plusieurs pandémies dont le choléra, et un carrefour de dissémination de la peste et de la variole), politique (avec la proximité des empires portugais, anglais, hollandais, mais aussi des grands États que sont la Chine et l’Inde), et social (avec des sociétés coloniales fortement hiérarchisées au sein desquelles évoluent des métropolitains très mobiles). Les médecins militaires, en particulier les chirurgiens de marine, jouent un rôle prépondérant dans les politiques de santé publique, les civils exerçant en libéraux ou au sein d’hospices municipaux ou privés. Les natifs des colonies, quant à eux, ne peuvent satisfaire leur désir d’ascension sociale qu’aux prix d’un long exil pour aller étudier en métropole (à l’issue duquel ils peuvent exercer aussi bien dans leur lieu d’origine qu’en métropole).
Ces quelques exemples n’ont pour but que de suggérer la richesse et la diversité des éclairages apportés par ce livre foisonnant, sur un sujet d’une brûlante actualité, à l’heure des pandémies et de la médecine mondialisée, comme le souligne Laurence Monnais dans sa postface.
François Léger
Références bibliographiques :
Claire Fredj, Nathalie Sage Pranchère et Jérôme van Wijland (dir.), Hippocrate sans frontières, Soigner en terre étrangère, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2024. Coll. Perspectives historiques.
Pour citer ce billet :
François Léger, « Hippocrate sans frontières », Site de la Bibliothèque de l’Académie nationale de médecine [en ligne]. Billet publié le 18 décembre 2024. Disponible à l’adresse : https://bibliotheque.academie-medecine.fr/hippocrate-sans-frontieres.