L’internat au temps du choléra

L’année 1832, en France, est marquée par une terrible épidémie de choléra, qui sévit à partir du mois d’avril, et que suivent diverses émeutes et insurrections, le soulèvement royaliste de la duchesse de Berry puis l’insurrection républicaine de juin. Sur l’ensemble du territoire français, mais touchant plus particulièrement un bassin parisien élargi, l’épidémie décime environ 102 000 personnes [BOURDELAIS 1978] dont environ 18 500 à Paris.

Le système hospitalier parisien est alors, depuis une trentaine d’années (décret du 4 ventôse an X ; 23 février 1802), alimenté par des externes et des internes recrutés par voie de concours et dont le rôle est d’assurer une présence permanente dans les hospices et hôpitaux. Très rapidement, l’externat puis sa seconde étape, l’internat, se sont imposés comme les étapes indispensables d’une carrière hospitalière de premier ordre à Paris. Othmar Keel ne manque pas de rappeler le témoignage de François Louis Poumiès de la Siboutie (1789-1863), dans ses Souvenirs d’un médecin de Paris [KEEL 2001] :

« Au cours de 1812, je fus nommé interne des hôpitaux de Paris. C’est le bâton de maréchal d’un étudiant en médecine. Aussi cet emploi est-il vivement disputé. Nous étions cent-vingt candidats pour dix-huit places. Je fus le dix-septième mais je m’estimai très heureux d’être nommé. Les avantages de l’internat sont immenses. L’interne voit les malades à leur arrivée dans le service, rend compte de leur état, exécute ou dirige les pansements les plus importants, surveille les externes pour les pansements ordinaires, recueille et rédige les observations les plus intéressantes, fait la visite du soir. Pour mon compte, je déclare que je dois tout aux fonctions d’interne que j’ai remplies pendant les quatre années réglementaires. » [POUMIÈS 1910 p. 112]

Plusieurs arrêtés de septembre et octobre 1832 fixent : le jour et l’heure de l’ouverture du concours ; la nomination des membres du Jury de l’internat ; le nombre d’élèves admis à passer le concours (101). La composition du jury est la suivante, les sept premiers étant titulaires et les deux derniers membres suppléants du jury, tous désignés par la voie du sort, et nommés, par arrêté du Conseil général du 10 octobre 1832 :

  • M. Falret, médecin à l’Hospice de la Vieillesse (Femmes)
  • M. Kapeler, médecin à l’Hôpital Saint-Antoine
  • M. Manry, médecin à l’Hôpital Saint-Louis
  • M. Bouillaud, médecin près le Bureau central d’admission
  • M. Louis, médecin à l’Hôpital Notre-Dame-de-Pitié
  • M. Thévenot de Saint-Blaise, chirurgien à l’Hospice des Enfants-Trouvés
  • M. Blandin, chirurgien à l’Hôpital Beaujon
  • M. Delaroque, médecin à l’Hôpital Necker
  • M. Boyer fils, chirurgien à l’Hôpital des Vénériens

Ce nombre de sept membres du jury a prévalu de 1831 à 1895.

Sur 101 inscrits, 98 répondent à l’appel, les trois élèves défaillants se mettant ainsi immédiatement hors-concours. L’épreuve de composition écrite, qui a lieu le 26 octobre 1832, et dure « quatre heures à huis clos sans désemparer », porte sur le sujet suivant : « Question : Description de la plèvre, des signes des épanchemens pleurétiques et de l’opération de l’empyème ». Les compositions sont scellées pour n’être lues qu’après l’oral.

Du 27 octobre au 17 novembre 1832 se tiennent les épreuves orales. Lors de la première par exemple, celle du samedi 27 octobre 1832, dix noms sont tirés au sort pour concourir : Gellusseau, Mille, Charcelay-Laplace, Pressat, Diday, Pigné, Massias, Petit, Lauray, Mourlhon. La question, tirée au sort, est : « Décrire la peau et le phlegmon ». Chaque candidat, successivement, une fois informé de la question, entre dans le cabinet de réflexion et peut y méditer dix minutes avant d’être appelé dans l’amphithéâtre devant le jury pour l’exposer dix minutes.

Les autres questions posées à l’oral sont, successivement : « Décrire succinctement le larynx et le croup » ; « La hernie inguinale » ; « Les plaies pénétrantes de la poitrine » ; « Le testicule, le sarcocèle » ; « Donner une idée générale des poumons. Décrire la pneumonie et son traitement » ; « De la pleurésie aiguë et des moyens de la distinguer des autres affections aiguës de la poitrine » ; « Énumérer d’une manière très précise les signes des plaies des artères ; les moyens hémostatiques ; les cas dans lesquels chacun d’eux convient » ; « Décrire l’anévrisme du cœur et le traitement qu’il réclame » ; « De l’apoplexie cérébrale et de son diagnostic différentiel » ; « Décrire le creux du jarret et l’anévrisme de cette région ».
Pas moins de treize candidats font défection lors des épreuves orales, dont certains parce qu’ils ne parviennent pas à surmonter leur timidité. Du 19 novembre au 1er décembre 1832, les candidats, suivant leur tour de passage aux questions orales, font lecture de leurs compositions écrites. Huit d’entre eux se soustraient à l’exercice. Sur les 101 candidats appelés à concourir, 24 sont donc éliminés.

Enfin, au terme des séances particulières des dimanches 2 et 9 décembre 1832, la liste des 22 internes nommés est arrêtée le 19 décembre, et rendue publique le 24 décembre.
Le poids relatif de certains hôpitaux dans le nombre de candidats, démontre leur importance au sein du système hospitalier parisien : 36 candidats proviennent de l’Hôtel-Dieu, 12 de la Charité, 10 de Saint-Louis, 8 de la Pitié. Mais les résultats du concours ne sont pas nécessairement à leur avantage. Aucun candidat parmi les 10 de l’hôpital Saint-Louis n’est reçu interne, et un seul candidat parmi les 12 de la Charité, quand 7 de l’Hôtel-Dieu le sont ou 3 de la Pitié.

Peu d’incidents ont émaillé le concours. Le président, Mathieu Orfila, par ailleurs doyen de la Faculté de médecine de Paris, souffrant, n’a pas pu présider avant le 15 novembre, se faisant remplacer par le baron de la Bonnardière, membre du Conseil général.
Le principal incident survient le 8 novembre, lors d’une des séances de questions orales. Premier de la série de dix candidats, Jean Louis Antoine Bonamy (1808-1884) tire la question suivante : « De la pleurésie aiguë et des moyens de la distinguer des autres affections aiguës de la poitrine ». Tandis qu’il prépare la question dans le cabinet de réflexion, le papier sur lequel figure la question disparaît. Le trouble qui agite alors l’amphithéâtre, les soupçons qui pèsent tant sur le candidat que sur les appariteurs, la crainte que les autres candidats aient eu connaissance de la question à l’avance, conduisent les membres du jury à ajourner la séance. Le samedi 10 novembre, Bonamy proteste de nouveau de son innocence et, soutenu par les autres candidats, est autorisé à concourir, la question tirée étant : « Énumérer d’une manière très précise les signes des plaies des artères ; les moyens hémostatiques ; les cas dans lesquels chacun d’eux convient ».

C’est lors de la séance du lundi 24 décembre 1832 que sont rendus publics les résultats arrêtés le 19 décembre 1832. Dans le discours qu’il adresse au nom du jury, Jean-Baptiste Bouillaud (1796-1881) déplore le faible nombre de places eu égard à la qualité des candidats, puis propose un vibrant plaidoyer en faveur de la justice – de la « sainteté » même – que représente le système des concours, dénonçant comme un abus grave la pratique des visites et des lettres de recommandation. Tout particulièrement, en cette fin d’année 1832 qui a vu Paris cruellement dévasté par l’épidémie de choléra, il reconnaît d’autant plus la valeur des copies de composition écrite que « le service de ces élèves auprès des cholériques a dû nécessairement leur dérober une bonne partie du temps qu’ils se proposaient de consacrer à leurs études pour le concours de l’Internat. » [PROCÈS-VERBAUX 1833 p. 82] Oscillant entre la métaphore du prêtre – il n’hésite à qualifier le statut d’interne de « grave ministère » [PROCÈS-VERBAUX 1833 p. 85] – et celle du soldat, le bouillant Bouillaud s’enflamme :

« Soldats de l’humanité, vous qui avez eu le bonheur de traverser victorieusement et sans peur la plus épouvantable des épidémies, vous vous rappellerez un jour avec orgueil ces journées orageuses, et l’idée du péril que vous aurez couru ne sera pas pour vous sans quelque charme : Olim hæc meminisse juvabit. Vos concitoyens oublieront peut-être eux-mêmes les services que vous leur aurez rendus ; mais qu’importe ? N’est-il pas au dedans de vous quelque chose de plus doux, de plus flatteur que toutes les médailles, que l’estime même et la reconnaissance publiques ? C’est la voix de votre conscience qui vous répète sans cesse que vous avez fait votre devoir. » [PROCÈS-VERBAUX 1833 p. 87]

Les lauréats du concours, pour 1832, sont, dans l’ordre :

  • Delacroix, Charles Gervais Valentin (1807-1890)
  • Couriard, Jean César (1807-1833)
  • Boyer, Lucien Alphonse Hilarion (1808-1890)
  • Boudrie, Dominique (1807-1878)
  • Vernois, Ange Gabriel Maxime (1809-1877)
  • Fleury, Jean Baptiste
  • Gerdy, Vulfrand [sic pour Vulfranc] Joseph (1809-1873)
  • Forget, Pierre Louis Eugène (1806-1885)
  • Choisy, Gilbert Irma (1806-1861)
  • Beaugrand, Louis Émile (1809-1875)
  • Diday, Charles Joseph Paul Édouard (1812-1894)
  • Hardy, Louis Philippe Alfred (1811-1893)
  • Monestier, Antoine Félix
  • Husson, Léon (1810-1846)
  • Balme-Dugaray, Antoine Théodore (1806-1863)
  • Sonnié-Moret, Michel Louis Hippolyte (1809-1854)
  • Tessier, Jean Paul
  • Lafont-Maron [sic pour Lafont-Marron], Pierre (1806-….)
  • Corbon, Guillaume Amand
  • Deschamps, Michel Hyacinthe (1808-1884)
  • Pressat, Joseph Éléonore (1808-1874)
  • Charcellay-Laplace, Louis Jules (1809-1893)

Quelques noms demeurés célèbres attirent le regard, tels ceux, parmi les lauréats, du dermatologue Alfred Hardy (1811-1893), de Vulfranc Gerdy (1809-1873), spécialiste des eaux minérales, ou de l’hygiéniste Maxime Vernois (1809-1877) ou ceux, parmi les candidats malheureux, d’Amédée Dechambre (1812-1886), maître d’œuvre du Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, ou de Jean-Marie Jacquemier (1806-1879), obstétricien.

L’inventaire du Ms 1419 (2290) n° 1-17 nous permet d’entrer dans le détail des notes prises par un des membres du jury pendant le concours, les questions orales comme la lecture de la composition écrite. Il s’agit du dossier personnel de Jean-Baptiste Kapeler (1780-1852).

Né à Trieste en Illyrie le 5 août 1780, Jean-Baptiste Kapeler est reçu docteur en médecine en 1802, et en chirurgie en 1805, à Vienne. Nommé médecin en chef à l’hôpital Saint-Antoine dès janvier 1820, il est naturalisé en 1824. Il effectue des recherches dans le domaine de la matière médicale, c’est-à-dire de la chimie et de la pharmacologie, traduisant de l’allemand et adaptant à la nouvelle pharmacopée française, en collaboration avec le pharmacien Joseph-Bienaimé Caventou (1795-1877), le Manuel des pharmaciens et des droguistes, ou Traité des caractères distinctifs, des altérations et sophistications des médicaments simples et composés, de Christoph Ebermaier (Paris, chez J.-A. Brosson et J.-S. Chaudé, 1821). Ayant quitté ses fonctions à Saint-Antoine en 1851, il décède l’année suivante, le 4 novembre 1852. Il est inhumé à L’Isle-Adam où il possédait, par son mariage avec la fille d’un maître des requêtes au conseil d’État, le château de Stors. [TISSERON et DE QUINCY 1846]

Le temps de passage étant très court – 10 minutes –, Jean-Baptiste Kapeler n’a eu que le temps de jeter quelques notes rapides sur chacune des prestations, orales ou écrites, des candidats, accompagnées d’une appréciation souvent abrégée : T.B., B., A.B., T.M. pour « très médiocre » parfois complétée d’un commentaire tranchant (« incomplet et ignare » ; « sans ordre doit encore digérer » ; « inexact »). Mais elles offrent un aperçu rare voire le seul connu à ce jour sur la méthode de notation de ceux destinés à constituer l’élite médicale du pays.

Des prestations des différents candidats, le premier jour d’oral, sur le phlegmon qui constitue la deuxième partie de la question, on peut ainsi lire, en ce qui concerne celle de Jean-Baptiste Pigné : « [?] décrit le phlegmon, arrive de suite à la formation du pus et à l’ouverture de l’abcès. Dit ensuite que le phlegmon occasionne la fièvre. Pas d’ordre, non digéré. S’en va trois minutes avant son temps. » et conclut : « t. med. » (très médiocre). Le candidat s’abstiendra de lire sa composition.

En ce qui concerne celle d’Alexandre Gellusseau sur le même sujet, il dit : « ne décrit pas, peu d’ordre, ne donne aucune idée exacte du phlegmon. Pas d’anat. path. », et Kapeler de conclure : « med. » (médiocre). Alexandre Gellusseau ne sera jamais interne des hôpitaux de Paris.

Quant à Charles Diday, couronné cette année-là et appelé à une grande notoriété, sa prestation est ainsi évaluée : « décrit les symptômes du phleg. Point d’anat. path. rien de sa nature. Parle des causes, des terminaisons, de l’ouverture de l’abcès et de son diagnostic. Bonnes [?] pratiques. », ce qui lui vaut un « A.B. et + ».

Louis-Jules Charcellay-Laplace enfin, futur lauréat également, s’attire les remarques suivantes : « connaissance, quelques assertions hasardées. Symptômes et marche. Bien non terminé. », qui lui valent un « B. » (bien).

Jérôme van Wijland

 

Bibliographie :

[PROCÈS-VERBAUX 1833] Procès-verbaux des concours pour la nomination des élèves internes et externes en médecine et en chirurgie des hôpitaux et hospices civils de Paris, pour l’an 1833, et distribution des prix pour 1832, Paris, Madame Huzard (née Vallat La Chapelle), imprimeur des hospices civils, 1833.

[BOURDELAIS 1978] Patrice Bourdelais, Michel Demonet, Jean-Yves Raulot, « La marche du choléra en France : 1832-1854 », Annales. Économies, sociétés, civilisations, 33e année, n° 1,‎ janvier-février 1978, p. 125-142.

[DURAND-FARDEL 1903] Raymond Durand-Fardel, Comité du centenaire, L’internat en médecine et en chirurgie des hôpitaux et hospices civils de Paris : centenaire de l’internat, 1802-1902, Paris, G. Steinheil, éditeur, [1903].

[KEEL 2001] Othmar Keel, L’avènement de la médecine clinique moderne en Europe, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2001.
https://books.openedition.org/pum/14358

[POUMIÈS 1910] François Louis Poumiès de la Siboutie (1789-1863), Souvenirs d’un médecin de Paris, publiés par Mmes A. Branche et L. Dagoury, ses filles ; introduction et notes par Joseph Durieux, Paris, Librairie Plon, Plon-Nourrit et Cie, Imprimeurs-éditeurs, 1910.

[TISSERON et DE QUINCY 1846] Tisseron, De Quincy, Notice sur M. le Dr Kapeler, médecin de l’Hôpital Saint-Louis, membre de la Légion d’honneur, publiée dans les « Archives des hommes du jour », Paris, impr. de Maulde et Renou, 1846.

 

Remerciements à :

Caroline Oliveira, directrice du Musée d’Art et d’Histoire Louis-Senlecq, Ville de L’Isle-Adam

 

Lien vers l’inventaire du dossier de Jean-Baptiste Kapeler :

Ms 1419 (2290) n° 1-17

 

Pour citer ce billet :

Jérôme van Wijland, « L’internat au temps du choléra », Site de la Bibliothèque de l’Académie nationale de médecine [en ligne]. Billet publié le 4 octobre 2024. Disponible à l’adresse : https://bibliotheque.academie-medecine.fr/ms-1419-2290.

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