La Bibliothèque de l’Académie nationale de médecine conserve dans ses collections un « livre » particulier sous la cote Ms 89 (61) (fig. 1). Il s’agit d’un ensemble de 106 feuilles de palme oblongues (325/330 × 35 mm), percées de deux trous et reliées, entre deux ais en bois, par un cordon au bout duquel est fixée une tige en bois. Il s’agit d’un manuscrit provenant du pays tamoul (Inde du Sud), comme le révèle son écriture et sa langue. Le texte transmis dans ce manuscrit est un abrégé de médecine tamoule.
Comment ce livre insolite est-il entré dans les collections de la Bibliothèque de l’Académie nationale de médecine ?
Le compte rendu de la séance de l’académie du 28 mars 1899 (Bulletin de l’Académie de médecine, 63e année, 3e série, tome XLI, p. 371) nous apprend qu’il s’agit d’un don de M. Laveran, qui l’avait reçu une « dizaine d’années » auparavant de la part du baron Textor de Ravisy [sic], « un orientaliste bien connu ». L’on apprend également que le bibliothécaire de l’académie, le Dr Dureau, prit soin de le faire examiner par M. Vinson. Ce dernier l’identifia comme « un poème médical en 360 strophes ayant pour titre Vâittiya rattina Çurukkam, par Agastiya, c’est-à-dire Abrégé de la perle de la médecine, et contenant surtout des formules de thérapeutique ».
Alphonse Laveran (1845-1922), le découvreur du parasite responsable du paludisme et, à ce titre, prix Nobel de médecine en 1907, était membre de l’Académie depuis 1893, dans sa section de thérapeutique. Il en deviendrait le président pour l’année 1920.
Anatole Arthur Textor de Ravisi (1822-1902) fit, entre 1853 et 1863, une carrière administrative à Karikal dans les Établissements français de l’Inde. Orientaliste, il fut l’auteur de contributions sur le Japon, sur l’Egypte et, surtout, sur l’Inde.
De plus amples recherches permettraient probablement d’en savoir plus sur les relations de Laveran et Textor de Ravisi. Le premier embrassa une carrière militaire jusqu’en 1896, tandis que le second fut capitaine de Marine.
Julien Vinson (1843-1926) fut, de 1879 jusqu’à sa mort, le professeur d’hindoustani et de tamoul à l’École des langues orientales. Il fut la référence en France pour les études tamoules. On ne s’étonnera donc pas qu’Alexis Dureau (1831-1904), bibliothécaire de l’Académie de médecine de 1886 à 1904, lui demanda d’examiner le manuscrit, ce qu’il dut faire en 1899, voire dès 1898.
Le manuscrit fut aussi examiné par Antoine Cabaton (1863-1942), l’auteur du Catalogue sommaire des manuscrits indiens, indo-chinois et malayo-polynésiens (1912) de la Bibliothèque nationale, comme le révèle la description qui en est donnée dans le Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques de France (Demaison, Louis. 1909. Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques de France. Paris. Tome Ier. Mairie du XVIe arrondissement, École des Beaux-Arts, Faculté de Médecine, Académie de Médecine, École Supérieure de Pharmacie, etc. Paris : Librairie Plon. p. 380) :
89 (61). Vayittiyam. Traité de médecine et antidotaire, par Agattiya (sanskrit : Agastya) ? Manuscrit tamoul moderne, composé de 101 olles. (Note de M. A. Cabaton.).
Ladite description dérive manifestement des notes manuscrites à l’encre et au crayon que porte un papier qui accompagne encore aujourd’hui le manuscrit (fig. 2). Cabaton examina probablement notre manuscrit entre 1899 et 1909. Peut-être est-il lui-même l’auteur de la note à l’encre, qu’une autre main, peut-être celle de Dureau, compléta au crayon.
Dans le manuscrit, le titre de l’ouvrage est donné dans la marge gauche du premier folio (fig. 3) :
akastiyar vayittiyar rettiṉa-c-curukkam muṉṉūtt’ aṟupatu
« Abrégé-joyau [composé par le] médecin Agastya [en] trois cent-soixante [vers] »
On attendrait plutôt akattiyar vayittiya-rattiṉa-c-curukkam, « abrégé du joyau de la médecine [par] Agastya ».
Agastya est un sage mythique, associé au sud de l’Inde, en particulier à la région tamoule. C’est le grammairien mythique de la langue tamoule, mais aussi une figure tutélaire de la médecine Siddha, le système médicinal propre à l’Inde tamoule.
D’autres folios du manuscrit portent dans leur marge gauche les intitulés de chapitres ou de sujets.
Il existe au moins une édition imprimée de ce texte, intitulée Akastiyamakāmuṉivar tiruvāymalarntaruḷiya Irattiṉaccurukkam Munnūṟṟupatu, publiée en 1933 à Ceṉṉai aux presses Vittiyā Ratnākaram. Cette édition comporte cependant 365 vers.
Notre manuscrit ne comporte malheureusement pas de colophon qui nous apprendrait quand, où, par qui, et éventuellement pour qui il fut copié. La description donnée dans le Bulletin de l’Académie de médecine nous donne, en retranchant une dizaine d’années de 1899, 1890 comme terminus ad quem. Les particularités orthographiques du manuscrits (l’emploi du puḷḷi, un point au-dessus de la consonne pour indiquer qu’elle n’est pas vocalisée, et la distinction marquée entre les voyelles e et ē, o et ō) indiquent que le manuscrit n’est probablement pas antérieur au XIXe siècle, voire à la deuxième moitié de ce siècle, quand les susdites particularités orthographiques, qui lèvent les ambiguïtés inhérentes à l’orthographe tamoule ancienne, se répandent jusque dans les manuscrits. Notre manuscrit fut peut-être copié dans les environs de Karikal, où Textor de Ravisi résidait, peut-être même entre 1853 et 1863, s’il fut copié à la demande de Textor de Ravisi.
Emmanuel Francis
Chargé de recherche CNRS
Centre d’études sud-asiatiques et himalayennes (UMR 8077), EHESS & CNRS, Aubervilliers
Description complète du manuscrit (avec photos) : Catalogue en ligne du projet TST (ANR, FRAL 2008)
Catalogue Calames : BANM, Ms 89 (61) dg
Pour citer cet article :
Emmanuel Francis, « Un abrégé de médecine tamoule », Site de la Bibliothèque de l’Académie nationale de médecine [en ligne]. Billet publié le 8 mars 2024. Disponible à l’adresse : https://bibliotheque.academie-medecine.fr/medecine-tamoule/.