« L’homme en rouge » de Julian Barnes, prix Jean Bernard 2021

Décerné depuis 2003 par l’Académie nationale de médecine, le prix Jean Bernard a été attribué en 2021 à Julian Barnes, pour son roman L’homme en rouge (Mercure de France, 2021).

Si l’homme en rouge, sujet du tableau de John Singer Sargent qui donne au livre son titre, est le docteur Samuel Pozzi, on aurait tort de voir dans ce livre la biographie d’un médecin. Car cette exploration littéraire porte bien davantage sur l’image, sur les images d’une civilisation, celle de la France de la Belle Époque (Julian Barnes, de son propre aveu séduit mais évitant toute nostalgie, n’est pas dupe du caractère rétrospectif de cette expression) ; images au sens littéral, car le texte, qui se présente comme une errance maîtrisée à travers la haute société d’avant la Première Guerre mondiale, est en effet ponctué d’illustrations, tableaux d’artistes de l’époque, mais aussi images publicitaires publiées pour les tablettes de chocolat Félix Potin entre 1898 et 1922, qui au détour des pages attirent irrésistiblement le regard du lecteur.

Mais comment saisir une époque à travers ce qui nous est parvenu de quelques uns de ses protagonistes, quand ceux-ci n’apparaissent plus que comme des portraits sur vignettes publicitaires, ou des tableaux d’artistes illustres, connus parfois par quelques lettres, mais bien plus souvent par quelques romans à clé et polémiques par voie de presse ? La ténuité des traces n’effraie pas Julian Barnes, qui fait remarquer qu’ « une partie de la tâche du romancier est de transformer une vague ou même une fausse rumeur en une chatoyante réalité ; et il est même souvent vrai que, moins vous avez plus il est facile d’en faire quelque chose » (p. 53). Faut-il y voir une méthode de travail ? Ce n’est pas certain, car précisément il oppose vers la fin du livre le roman et la non-fiction, dans laquelle « il faut bien laisser se produire, parce qu’elles se sont produites, des choses qui semblent trop faciles ou peu plausibles ou moralisantes. » (p. 288)

« On ne peut pas savoir ». Le constat revient au fil du livre, sous la plume de son auteur. Et de fait, la galerie de personnages qui gravitent autour du docteur Pozzi pour lui voler parfois la vedette, ont bien en commun le caractère insaisissable d’êtres devenus eux-mêmes personnages de fiction : ainsi en va-t-il de Robert de Montesquiou-Fezensac, personnage central du texte, inspirant successivement pour leurs romans Joris-Karl Huysmans (À Rebours, 1884), Jean Lorrain (Monsieur de Phocas, 1901) ou Marcel Proust. Son personnage, comme bien d’autres, plus ou moins oubliés (Edmond de Polignac, Jean Lorrain, Oscar Wilde, mais aussi Sarah Bernhardt, Edmond de Goncourt, Léon Daudet ou Joseph Caillaux) forment la trame de ce récit qui fait fi de la stricte chronologie, mais accumule les anecdotes et les détails biographiques pour peindre les traits du visage d’une époque : c’est la Belle Époque, vue à travers l’Angleterre et ses liens culturels avec la France (ou plutôt avec Paris), ses aristocrates et ses bourgeois, ses amants et maîtresses, ses dandys, ses parfums, ses duels, ou sa chirurgie abdominale naissante.

À l’évocation de chacun de ces thèmes, Julian Barnes peut convoquer Pozzi, qui en effet « était partout » (p. 41). Au-delà de l’accroche qu’a constitué pour lui le tableau de Singer Sargent, il livre çà et là les raisons de la séduction que le médecin exerce sur lui. Peut-être est-ce parce qu’il est un « rationaliste très intelligent et apte aux décisions rapides », et qu’il se trouve ainsi « du bon côté de l’histoire », « presque dandy » parmi les dandys. Peut-être pour le charme infaillible que sa personnalité exerce dans ses relations intimes ou amoureuses mais aussi pour lui ouvrir la voie d’une carrière politique ? Peut-être encore pour une anglophilie à laquelle Julian Barnes, qui explore les relations entre France et Angleterre non sans préoccupation pour l’époque actuelle, se montre très sensible ?

Le lecteur ne le saura pas avec certitude : « Je me suis intéressé au docteur Pozzi en découvrant son portrait par John Sargent, je suis devenu curieux de sa vie et de son œuvre, j’ai écrit ce livre, et je vois toujours dans cette image une réelle et vive ressemblance. Mais il n’en faut pas beaucoup pour que cette collusion entre peintre disparu, sujet disparu et spectateur vivant se révèle fondée sur une erreur. » (p. 231).

Consacré à des images mouvantes, parfois disparues et souvent trompeuses, confrontant discrètement passé et présent, le livre peut aussi être lu comme une Recherche du temps perdu, dont l’humour résonne subtilement au fil d’un texte plus interrogateur que nostalgique.

Les jurys du prix Jean Bernard ont récompensé successivement depuis 2003 :

– 2003 : Éric-Emmanuel Schmitt, Oscar et la dame rose, Paris, Albin Michel, 2002
– 2004 : Martin Winckler, Les trois médecins, Paris, P.O.L., 2004
– 2005 : Jean-Baptiste Gendarme, Jean-Baptiste, Chambre sous oxygène, Paris, Gallimard, 2005
– 2006 : Marie Didier, Dans la nuit de Bicêtre, Paris, Gallimard, 2006
– 2007 : Antoine Sénanque, La grande garde, Paris, Grasset, 2007
– 2008 : Claire Marin, Hors de moi, Paris, Éditions Allia, 2008
– 2009 : Emmanuel Carrère, D’autres vies que la mienne, Paris, P.O.L., 2009
– 2010 : Guillaume de Fonclare, Dans ma peau, Paris, Stock, 2009
– 2011 : Michel Rostain, Le fils, Paris, Oh ! éd., 2011
– 2012 : Sándor Márai, La sœur, Paris, Albin Michel, 2011
– 2013 : Yves Mabin Chennevière, Portrait de l’écrivain en déchet, Paris, Seuil, 2013
– 2014 : Marie Le Drian, Le Corps perdu de Suzanne Thover, Rennes, Apogée, 2013
– 2015 : Charles Lanot, Médecin de campagne, Versailles, Illador, 2014
– 2016 : Mathias Malzieu, Journal d’un vampire en pyjama, Paris, Albin Michel, 2016
– 2017 : Hélène Merle-Béral, 17 femmes prix Nobel de sciences, Paris, Odile Jacob, 2016
– 2018 : Philippe Lançon, Le lambeau, Paris, Gallimard, 2018
– 2019 : Jérôme Garcin, Le dernier hiver du Cid, Paris, Gallimard, 2019
– 2020 : Victoria Mas, Le bal des folles, Paris, Albin Michel, 2019
– 2021 : Julian Barnes, L’homme en rouge, traduit de l’anglais par Jean-Pierre Aoustin, Paris, Mercure de France, 2021.

François Léger

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