La rubrique « Insolite ? » propose des documents dont la présence dans notre bibliothèque peut paraître au premier abord incongrue mais se justifie in fine.
Joseph Babinski (1857-1932) a marqué l’histoire médicale par ses travaux en neurologie. Médecin des hôpitaux en 1890, il devient chef de service à la Pitié en 1895 et le reste jusqu’à sa retraite en 1922. Membre de plusieurs sociétés, telles la Société de Biologie, la Société de neurologie ou la Société royale de médecine de Londres, il est élu à l’Académie de médecine en 1914. C’est par ses travaux de sémiologie médicale et neurologique qu’il se rend célèbre, notamment par sa description des faisceaux neuro-musculaires ou encore par sa recherche d’un signe objectif permettant d’éliminer l’hystérie chez un patient atteint de troubles neurologiques (le « signe de Babinski »).
Né à Paris, il est issu d’une famille de Polonais ayant fui leur pays après l’échec de l’insurrection de 1848. Avec son frère aîné Henri (1855-1931), ils sont scolarisés à l’École polonaise des Batignolles et conserveront toujours un fort attachement patriotique envers leur pays d’origine. Henri Babinski, quant à lui, devient ingénieur de l’École des mines de Paris et effectue diverses missions de prospection minière en Guyane, en Patagonie, aux États-Unis d’Amérique, en Italie, au Brésil, en Sibérie ou encore au Transvaal. Après la mort de leurs parents, les deux frères vivent ensemble, en couple fusionnel, et seront enterrés tous deux au cimetière polonais des Champeaux à Montmorency.
C’est au frère aîné qu’on doit un goût prononcé pour la gastronomie, qu’il partage également avec son compatriote Édouard Pozerski de Pomiane (1875-1964), médecin, chef de service à l’Institut Pasteur et auteur de chroniques gastronomiques diffusées à la radio comme de nombreux livres de cuisine et/ou d’hygiène alimentaire (Hygiène alimentaire, Paris, Delagrave, 1922 ; Cuisine juive. Ghettos modernes, Paris, Albin Michel, 1929 ; Cuisine et restrictions, Paris, Corréa, 1940).
En 1907 Henri Babinski publie chez Flammarion une Gastronomie pratique, études culinaires, suivies du traitement de l’obésité des gourmands : 314 pages qui en deviennent 636 lors de la deuxième édition de 1912 puis 1107 lors de la troisième édition en 1923. L’ouvrage bénéficie de nombreuses rééditions des années 1950 jusqu’aux années 1990, de fait des fac-similés de la 5e édition de 1928, et s’impose comme l’une des références de la cuisine bourgeoise tout au long du XXe siècle, rivalisant avec les ouvrages des grands chefs comme Pellaprat ou avec ceux des critiques gastronomiques comme Curnonsky. Henri Vaquez le désignera plus tard comme « le gourmet lettré que tout Paris a connu » (cf. Bulletin de l’Académie de médecine, 3e série, Tome CVIII, 1932, séance du 22 novembre 1932, p. 1265).
Le pseudonyme qu’il choisit, Ali-Bab, évoque tout à tour son patronyme abrégé, Ali-Baba le héros du conte arabe, ou encore le baba, cette pâtisserie polonaise réinventée par le chef Nicolas Stohrer au début du XIXe siècle.
Quant à sa vocation, il prétend l’avoir trouvée dans la rusticité des conditions de vie lors de ses expéditions métallurgiques. Henri Babinski se fait l’apôtre à la fois du plaisir et de l’hygiène : s’il exalte les voyages et le goût de l’exotisme culinaire, il propose également un régime alimentaire qu’il veut scientifiquement éprouvé.
L’ouvrage ne propose pas seulement de fréquentes mises en perspective historique ou géographique, une invitation au voyage en somme. Il prône aussi des valeurs de partage et de commensalité, Ali-Bab n’hésitant pas à écrire un chapitre entier consacré au « Comment je comprends l’organisation des repas d’amis ».
Enfin, c’est probablement dans son bagage scientifique qu’il convient de chercher les raisons du vœu qu’il émet d’une cuisine qu’on nommerait aujourd’hui « moléculaire » : « Quel service rendrait à l’Humanité le savant qui parviendrait à formuler d’une manière générale les lois des associations eupeptiques ! Leur connaissance nous ferait probablement entrevoir des plats que nous ne soupçonnons pas aujourd’hui, de même que les vides de la Table de Mendéléef nous ont permis d’affirmer l’existence de corps que nous ignorions jusqu’alors. » (Ali-Bab, Gastronomie pratique : études culinaires ; suivies du Traitement de l’obésité des gourmands, 5e éd. augmentée et remaniée, Paris, Flammarion, 1928, p. 2).
Pour conclure par un rappel de ses origines polonaises, Ali-Bab ne donne pas moins de sept recettes différentes du barszcz ou borchtch, le « type polonais des potages aigrelets » (Ibid., p. 216) à base de betteraves !
Jérôme van Wijland
Bibliographie :
Ali-Bab, Gastronomie pratique : études culinaires ; suivies du Traitement de l’obésité des gourmands, 3e éd. entièrement refondue, Paris, Ernest Flammarion, 1923 (cote : 10892 (3))
Ali-Bab, Gastronomie pratique : études culinaires ; suivies du Traitement de l’obésité des gourmands, 5e éd. augmentée et remaniée, Paris, Ernest Flammarion, 1928 (cote : 10892 (5))
Philippon, Jacques ; Poirier, Jacques, Joseph Babinski : a biography, New York, Oxford University Press, 2009, p. 68-73
Poirier, Jacques, « L’autre Babinski. Un Babinski peut en cacher un autre… », Neurologies, Vol. 11, n° 107, avril 2008, p. 219-225