La correspondance conjugale d’un pastorien pendant la Première Guerre mondiale

« Ah c’est joyeux la guerre. C’est là, à mon avis, le seul inconvénient de ce déchaînement de barbarie : la privation de la correspondance. » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 5]

La Première Guerre mondiale provoque une explosion de l’écriture épistolaire et une modification des usages et pratiques qui y sont associés. Ces écrits du for privé d’un nouveau genre et l’exploration des rapports de couples et de leur intimité ont fait l’objet de travaux récents, qu’il s’agisse de synthèses, comme celle de Clémentine Vidal-Naquet sur les Couples dans la Grande Guerre [VIDAL-NAQUET 2014 b], ou d’études de cas, comme récemment l’ouvrage collectif consacré aux Gens ordinaires dans la Grande Guerre [STEUCKARDT et al. 2024].

C’est à une telle découverte que la publication de l’inventaire des lettres du docteur Henry Tissier à sa femme pendant les premiers mois du conflit nous invite.

 

1. Le parcours d’un pastorien

Henry Tissier naît le 17 octobre 1866 à Roanne, dans la Loire, au sein d’un foyer d’artisans, d’apparence modeste, comme permet de le supposer la lecture des actes d’état civil de ses proches ou de lui-même. Sa mère Claudine Marie Fusil est couturière et fille de boulanger. Les deux témoins de sa naissance sont respectivement carrossier et forgeron. Quant à son père, Jacques Tissier, il est sellier à la naissance d’Henry, puis fabricant d’articles de Paris, fabricant d’articles de voyage, parfois qualifié d’industriel ou de négociant.

Bien que nous n’ayons pas pu en retracer les origines, tout porte à croire que la famille Tissier connaît une véritable ascension sociale sous le Second Empire, qui facilite les études des fils – parmi les cinq enfants du couple, l’un devient médecin, un autre architecte – et leur entrée dans la bonne société. Quant à la sœur cadette de Jacques Tissier, Agathe, elle épouse en 1872, à l’âge de 34 ans, Adolphe d’Eichthal (1841-1909), fils du baron Adolphe d’Eichthal (1805-1895), ancien banquier, ancien Régent de la Banque de France, pionnier de l’industrie des chemins de fer. La famille Seligmann von Eichthal est une dynastie de banquiers d’origine juive, anoblie par le roi Maximilien de Bavière en 1814, dont une branche s’est installée en France au début du XIXe siècle.

Après avoir suivi le lycée à Compiègne, Henry Tissier poursuit ses études à Paris, à la Faculté de médecine. Au cours de ses études, il est vivement impressionné par les ravages de la gastro-entérite sur les jeunes enfants. Jacques-Joseph Grancher (1843-1907) l’accueille au sein de la clinique pédiatrique de l’hôpital des Enfants-Malades où, sous la direction d’Adrien Veillon (1864-1931), il étudie les microbes anaérobies de la flore intestinale. À la fin de son internat, passé successivement dans les hôpitaux de la Charité, des Enfants-Malades, Tenon et Boucicaut, il soutient et publie sa thèse, intitulée Recherches sur la flore intestinale des nourrissons (état normal et pathologique) [TISSIER 1900]. Il convient de remarquer, à cette occasion, qu’elle est inhabituellement dédiée à une seule personne, sa « très chère tante, Madame la baronne A. d’Eichthal », témoignant sans doute du désir d’honorabilité sociale qui l’anime.

Il quitte alors l’hôpital Necker pour rejoindre Elie Metchnikoff (1845-1916) à l’Institut Pasteur. Il y est assistant, puis chef de laboratoire dans le service de « Microbie morphologique », de 1901 à son décès en 1926. En juillet 1904, à Sassetot-le-Mauconduit, en Seine-Maritime, Metchnikoff, alors âgé de 59 ans et sous-directeur de l’Institut Pasteur, est témoin du mariage d’Henry Tissier avec Louise Alice Garnier et qualifié d’« ami de l’époux ». On peut noter également que le beau-frère d’Henry Tissier, Paul Garnier, était ingénieur chimiste à l’Institut Pasteur.

Ses travaux portent principalement sur l’étude de la flore intestinale, sur celle des putréfactions, enfin, à l’occasion de la Première Guerre mondiale, sur les infections des plaies de guerre, trois axes que rappelle la médaille à son effigie gravée par Henri Bouchard (1875-1960) [également l’auteur d’une plaquette à l’effigie de Paul Garnier, Inv. : 2014-53-79, D2015, La Piscine, musée d’art et d’industrie André-Diligent, Roubaix]. Ses recherches sont ponctuées de nombreuses communications et publications (notamment dans les Annales de l’Institut Pasteur), dont la première semble se tenir, en janvier 1894, à la Société anatomique, sur le thème : « Infiltration embryonnaire de tubique de l’intestin ». Les dernières datent de juillet 1925 et février 1926, avec des communications intitulées : « Flore intestinale de l’enfant élevé au biberon » [TISSIER 1925], « Microbes de la putréfaction des œufs » [TISSIER 1926 a], « Coccus anaérobie des selles de l’Homme » [TISSIER 1926 b].

Devant la difficulté de distinguer une flore intestinale normale d’une flore pathologique, il développe de nouvelles techniques d’étude et découvre différents bacilles jamais décrits encore. Il étudie tout particulièrement la flore normale chez le nourrisson, distinguant les enfants nourris au sein, ceux nourris au biberon et ceux nourris avec un régime mixte.

 

Les plaies de guerre

La Grande Guerre contraint Tissier à interrompre ses recherches sur la flore intestinale et à entreprendre des recherches sur les blessures de guerre. Les examinant d’un point de vue bactériologique, il constate que les plaies non infectées par le streptocoque peuvent être suturées rapidement (sauf présence de staphylocoque ou d’anaérobies associées au staphylocoque), mais qu’au contraire la suture de plaies infectées par le streptocoque peut produire « une réaction générale intense (fièvre, malaises généraux) et […] une réaction locale violente (suppuration locale et désunion spontanée de la plaie). De plus, lorsque au streptocoque sont associés des anaérobies, il se développe des processus gangreneux rapides et graves et nécessitant d’ordinaire l’amputation précoce. » [PICOT MICHEL 1917 p. 666]

Alors médecin-major de 2e classe aux brancardiers de corps, 36e corps d’armée, il publie diverses contributions sur le sujet, dans le Bulletin de l’Académie de médecine [TISSIER 1916 a], les Annales de l’Institut Pasteur [TISSIER 1916 b] [TISSIER 1917] ou encore le Bulletin de l’Institut Pasteur [TISSIER 1918]. Il écrit ainsi, en 1916 :

« On trouve dans les exsudats des plaies de guerre de nombreux microbes, soit aérobies : Entérocoque, Staphylocoque, Streptocoque, B. mesentericus, diplococcus griseus non liq., B. pyocyanique, B. fluorescent vert, H. Candidus, Sarana lutea, soit anaérobies : B. perfringens, B. bifermentans, B. Putrificus, Vibrion septique, Coccob. præacutus.

À part la dernière espèce, tous les autres anaérobies sont des espèces de la putréfaction, ils possèdent tous une diastase protéolytique, une hémolysine, une toxine adhérentes aux corps microbiens. […]

Ce sont ces anaérobies qui dominent dans les plaies récentes et qui sont la cause des accidents les plus graves. Ils sont toujours accompagnés d’aérobies. […]

Si la plaie contient encore des corps étrangers, des tissus morts, la putréfaction continuera ; en plus des aérobies signalés on ne trouve comme anaérobies stricts que des ferments simples : B. putreficus et Vibrion septique.

Dans les plaies putrides envahissantes, à côté de ces bactéries, on trouve des pyogènes vrais : Staphylocoques. Alors, autour du foyer putride s’étendant lentement « en tache d’huile », s’établiront des traînées de lymphangite à Staphylocoque, le long desquelles se fera la pénétration anaérobie accompagnée d’hémolyse (érysipèle bronzé).

Dans les formes foudroyantes on trouve encore du Streptocoque vrai, espèce dangereuse non seulement par les poussées de lymphangites, mais par la facilité avec laquelle elle fait des septicémies. Elle favorisera par sa toxine et son hémolysine la septicémie anaérobie, terme ultime de la maladie.

Ainsi, comme dans la putréfaction, le rôle capital est aux anaérobies, le rôle préparatoire des aérobies devient, dans le tissu vivant, essentiel. De la nature de l’aérobie dépendra le pronostic.

Cette putréfaction est évitable. En enlevant le tissu mortifié dans les blessures en même temps que les corps étrangers la putréfaction ne pourra s’y produire. Elle est enfin curable, car en aérant les trajets des projectiles, en assurant par des pansements très fréquents l’élimination des tissus qui fermentent, l’infection ne pourra s’y maintenir.

Il faudra donc mettre le blessé le plus rapidement possible entre les mains du chirurgien, le laisser sous sa surveillance constante de 6 à 10 jours, au minimum 4 jours.

Tenter, après nettoyage et excision, la réunion primitive des plaies au moyen de bandelettes adhésives, quitte à rouvrir quelques heures après si l’examen bactériologique démontre la présence de pyogène.

Tenter les réunions secondaires, comme l’a montré Carrel, pour éviter les suppurations interminables des infections secondaires.

La présence du bactériologiste est donc utile au chirurgien ; les progrès réalisés ne pourront se poursuivre que par leur étroite collaboration. » [TISSIER 1916 a p. 337-339]

Et Michel Weinberg, spécialiste de l’étude des microbes anaérobies de la gangrène gazeuse, de résumer :

« L’auteur signale le danger du streptocoque qui joue un rôle important dans les infections foudroyantes, en favorisant par sa toxine la septicémie anaérobie. Ainsi, il attache une grande importance au rôle préparatoire des aérobies. Pour lui, le pronostic de l’évolution d’une plaie dépend de la nature de l’aérobie. » [WEINBERG 1916 p. 764]

 

Un amateur d’art

Le frère d’Henry Tissier n’est autre que Léon Tissier (1876-1943), architecte. En 1913, ce dernier conçoit l’immeuble d’habitation du 67, boulevard Raspail, 6e arrondissement, de style Art nouveau mais qui présente déjà certaines caractéristiques de l’Art déco, et dont les sculptures sont dues à Henri Bouchard. Léon Tissier recourt de nouveau à Henri Bouchard, pour son bâtiment le plus célèbre, l’École nationale supérieure de l’Aéronautique, boulevard Victor, chef d’œuvre Art déco inauguré en 1932, dont les panneaux de verre gravé à motifs de nuages sont raisonnablement attribuables à René Lalique, d’autant qu’à la même époque est érigée la nouvelle église de Sauchy-Lestrée, dans le Pas-de-Calais, fruit de la collaboration de Léon Tissier, Henri Bouchard et René Lalique.

L’immeuble du boulevard Raspail est occupé par Henry Tissier dès sa création, et sa veuve, elle-même fille du graveur Gaston-Étienne Garnier, exposant régulier du Salon des artistes français dans les années 1890, y habitera jusqu’à son décès en 1971. Grand amateur d’art, Henry Tissier s’était tôt attaché les services de l’artiste Henri Bellery-Desfontaines (1867-1909), qui avait conçu le mobilier d’un précédent appartement : fauteuil [un exemplaire est conservé au Metropolitan Museum of Art de New York, inv. 1990.213], table [un exemplaire est conservé au Musée des Arts décoratifs, inv. 16912], bibliothèque, etc., et l’avait présenté lors de l’Exposition universelle de 1900, à Paris. Malheureusement, lors d’un dîner dans sa villégiature des Petites-Dalles, en Seine-Inférieure, en compagnie du docteur Tissier, Henri Bellery-Desfontaines contracte la fièvre typhoïde en mangeant des huîtres et en meurt quelques jours plus tard [CHARDEAU 2005]. Le couple Tissier ainsi qu’une certaine Mme Coquelet publient, début janvier 1914, un livre de diététique et de cuisine végétariennes, illustré par l’ami regretté [COQUELET TISSIER 1914]. Le docteur y livre une causerie en guise de préface, datée du 6 janvier 1912, qui n’occupe pas moins de 61 pages.

 

2. Chaînes conjugales et familiales

Les lettres du docteur Henry Tissier à sa femme s’étendent pour la plupart du 8 octobre 1914, peu avant le début de la bataille de l’Yser, au 28 février 1915, auxquelles s’ajoutent trois lettres dont la plus récente date du 25 mai 1916, alors que la bataille de Verdun dure depuis plus de trois mois déjà, et que la bataille de la Somme n’est pas encore lancée. La période couverte représente donc surtout cinq mois correspondant aux premiers mois de la Première Guerre mondiale.

Dans « Le pacte épistolaire », qui sert d’introduction à son anthologie de neuf correspondances conjugales, Clémentine Vidal-Naquet insiste sur le nombre de lettres échangées pendant la guerre, en rupture avec le temps de paix :

« Difficile à estimer, le nombre de lettres échangées pendant la guerre témoigne de la généralisation d’une pratique. Une lettre rédigée par jour, mille par combattant durant le conflit, de un à cinq millions de lettres en transit par jour ou environ dix milliards pour toute la durée de la guerre : cet exceptionnel flux épistolaire « survient dans l’événement ». La guerre contraint les couples à prendre la plume et à entamer pour certains une longue correspondance. » [VIDAL-NAQUET 2014 a p. VIII]

« L’échange de lettres occupe, dès les premiers jours de la mobilisation, une place prépondérante dans la vie des couples séparés. » [VIDAL-NAQUET 2014 a p. XI]

De fait, on a connaissance de 55 lettres envoyées à sa femme par Henry Tissier, dans une période de 144 jours.

 

Un homme au front et sa femme au foyer

Les lettres d’Henry Tissier font apparaître, dans ses rapports avec sa femme, un homme très paternaliste, sentencieux quoique attentionné. Il insiste sur la répartition genrée qu’il attend de son couple : à lui la guerre et l’attitude impavide, à elle l’attente à la maison et l’émotivité féminine. Les surnoms dont il affuble son épouse évoquent la fragilité et l’enfance.

« Enfin j’ai des nouvelles de ton voyage ! Pauvre mignonne mais pourquoi t’énerver comme ça. Je suis ennuyé de te voir ainsi si peu calme, si impulsive. » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 4]

« Malheureusement on a laissé là-bas une petite femme qui se lamente et qui a peur, peur, très peur. On pense à elle souvent pour ne pas dire toujours et on ne rit plus parce qu’on croit qu’elle pleure. Quel dommage que tu persistes à croire qu’il y a du danger. » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 5]

« Il ne faut pas m’en vouloir tu sais. Je t’aime bien. Je te rendrai en caresses toutes les misères que je t’ai causées. Il m’arrivait souvent de dire aux femmes malheureuses ou sur le point de divorcer qu’un homme coûte toujours cher au moral comme au réel. Ça cause toujours des ennuis un homme. C’est souvent lui qui apporte le chagrin au foyer. Il y a du vrai dans ce paradoxe. Il y a beaucoup de vrai. » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 27]

L’échange épistolaire traduit également l’échange de cadeaux ou de colis dans la vraie vie.

« Je te remercie bien de de la couverture caoutchoutée c’est très pratique. Ça peut servir de pèlerine de couverture, de sac de couchage. En réalité ça me servira surtout de pèlerine, d’en cas. C’est tellement peu encombrant que je la passe dans la ceinture de mon revolver et que ça ne me gêne nullement. » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 19]

« J’ai reçu un énorme colis contenant la graisse d’oie, les aubergines, les petits artichauts le pudding. » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 22]

« Demain matin 29 partira pour Paris, soigneusement emballé quoi… devine mignonne chérie ! quelque chose que la petite mie aime beaucoup…. Beaucoup… beaucoup, que les femmes aiment beaucoup et que pendant le voyage d’Auvergne on [chinait ?] dans tous les coins… eh bien oui un chemin de table, un beau chemin de 1m30 de long, bordé de dentelles du pays. […] Ce chemin de table portera dans un coin la grande date fulgurante 1915. Il nous rappellera la dure campagne, la revanche, la délivrance. » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 35]

« Maintenant si tu veux être une bonne patriote fabrique-moi en toile quelconque des enveloppes de paillasse. Nous gardons les blessés trop graves pour être évacués et je souffre de les voir sur cette sale paille. Ils seraient si bien sur une simple paillasse. Tâche d’intéresser quelques braves Françaises à cette œuvre. Ces paillasses devraient avoir 2m de long et 80cm de large (pleines de paille) et avoir une ouverture à l’extrémité. » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 40]

Derrière le masque de l’homme ferme et sûr de lui, Henry Tissier laisse parfois entrevoir le besoin d’une intimité de couple et la détresse de la séparation. C’est dans ces moments qu’il donne cours à ses propres émotions.

« Enfin ! Je vais pouvoir causer un peu avec toi ! » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 7]

« Ah les belles photos, ma mie, les belles photos et quel plaisir elles m’ont fait ! J’ai d’abord vu ton sourire, ce cher sourire que je suis si heureux de revoir. Il me manque, tu sais. Il m’arrive, en effet, en fermant les yeux toujours, de te revoir triste, éplorée et j’en souffre beaucoup. Je suis si peiné de voir une action dont je suis si fier par toi mal acceptée, mal comprise. » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 53]

« Hier, au soir, à 10 heures, pour la première fois depuis 4 ans, j’ai pleuré tout seul, ma pauvre chérie. » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 10]

Le 29 décembre 1914, il déclare non sans une certaine amertume :

« J’ai fait tous les sacrifices pour ma chère Patrie. J’ai abandonné mon foyer si doux, si agréable, j’ai laissé ma chère petite femme sur le point d’être mère seule, perdue là-bas près de la mer sans secours immédiat ou avec des secours qui ne me donnaient pas la tranquillité nécessaire. J’ai laissé mes petiots au plus bel âge de la vie, j’ai laissé tous les miens si bons, si gentils. Quel sacrifice vais-je être obligé de faire ? Il y a des moments où le cœur se serre tout de même. » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 17]

Cette expression des sentiments doit cependant être considérée avec la distance nécessaire. Ainsi que le rappelle Clémentine Vidal-Naquet :

« Espace possible d’épanchements, la lettre ne peut pourtant être considérée comme la traduction fidèle d’une vérité intérieure indépendante du contexte de son élaboration. L’écriture d’une lettre répond à des codes – scolaires bien souvent – et dépend de modes d’expression normalisés. […] Pendant le conflit, la mise en place du contrôle postal menace l’expression de l’intime, puisque l’épistolier prend nécessairement en compte la possibilité d’être lu par une tierce personne. À cette première autocensure se superpose, par ailleurs, « celle qui veut qu’on ne livre à ses proches que ce qui est en mesure de les rassurer ou de les conforter dans l’image qu’ils ont de vous [1 : Bruno Cabanes, « Ce que dit le contrôle postal », dans Christophe Prochasson et Anne Rasmussen, Vrai et faux dans la Grande Guerre, Paris, La Découverte, 2004, p. 55-75 ; p. 60] ». Ainsi, à l’illusion d’authenticité du document, répond celle de la découverte de la vérité et « l’historien est chaque fois confronté aux notions de réel et de l’intime, qui opposent d’autant plus de résistances qu’elles semblent a priori plus “naturellement” associées au genre des correspondances [2 : Cécile Dauphin, « Les correspondances comme objet historique : un travail sur les limites », Sociétés & Représentations, 2002/1, n° 13, p. 43-50 ; p. 46-47] ». La lettre de guerre n’est donc ni la traduction fidèle d’une intimité isolée, ni le reflet exact d’un modèle social dans lequel elle s’inscrit. » [VIDAL-NAQUET 2024 a p. X-XI]

Quoi qu’il en soit, le couple Tissier semble se cantonner à des marques d’affection qui ne déparent pas leur milieu social bourgeois. On y trouve pudeur et mesure, comme chez le couple de notables provinciaux « Maurice et Yvonne Retour » [VIDAL-NAQUET 2024 a p. 537-805].

 

Les enfants

La pensée de ses enfants occupe les pensées du docteur Tissier, d’autant qu’ils sont jeunes ou… pas encore nés. Jeanne, née le 19 juin 1906, est peut-être son aînée. Il écrit, le 18 décembre 1914 :

« Je me trouve, en effet, le plus ancien parmi les médecins aide-majors et je dois être à cheval. L’autre jour je fis ma demande et aussitôt un ordre parut au commandant des dragons de la division d’avoir à me fournir un cheval. Il me désigna une jument qui portait le nom de « Martingale ». Pour un joueur ce serait une appellation portant bonheur. Jeannette va être dans tous ses états à la pensée de voir son papa à cheval, sur un vrai cheval tout en viande. [BANM, Ms 1394 (2265) n° 15]

Le 11 janvier 1915, il évoque peut-être le nouveau-né qui était encore attendu le 29 décembre précédent :

« Que mon petit poupon tout en or soit bien beau quand je reviendrai. Pas trop de biberon surtout. » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 24]

Enfin, le 19 février 1915, il commente le portrait photographique qu’il a reçu, où figurent ses deux garçons, Pierre et, peut-être, Jean, ainsi que sa fille Jeanne :

« J’ai vu, au premier plan, le bon Pierre, tout rieur. C’est un grand garçon déjà. Il se tient comme un homme. Sa petite figure semble respirer la douceur, la joie. Ce n’est pas le regard hautain et superbe de mon Jacques. Je ne sais pas s’il y aura quelque ressemblance entre eux, j’en doute. Après ma Jeanne qui s’affine et s’annonce jolie ; mais n’oublions pas que les filles jolies toutes petites ne font que perdre au physique. N’oublie pas pour elle les arts physiques la gymnastique, les exercices de plein air qui seuls peuvent donner au corps cette souplesse, cette aisance qu’on appelle « élégance ». Derrière eux deux je vois la figure maligne et futée de mon diable. Ah le petit polisson. Il me semble pourtant que tu exagères la frisure de ses cheveux. Il ressemble plutôt à une tête de loup qu’à un futur soldat. Eh oui tous deux soldats ! nous élèverons le mieux possible nos deux gars pour le Relèvement. C’est à eux qu’appartiendra de moissonner le blé que nous semons, graine faite de larmes et de sang.  Puissent-ils ne jamais voir la guerre mais si le malheur veut qu’elle revienne que leurs corps soient prêts, que leurs cœurs soient trempés et qu’ils ne fléchissent jamais. Que personne derrière eux ne leur demande de fléchir ! » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 48]

Son fils Jacques, dont il évoque le souvenir, est né le 19 février 1909, et décédé à l’âge d’un an et neuf mois, le 27 novembre 1910. Le couple aura un autre fils, François, le 11 juillet 1917.

 

La photo-souvenir, complément de l’écrit

En matière de photographie, il n’est lui-même pas en reste car la photographie constitue, mêlée à la correspondance, à l’écrit, un mémento, l’autre trace envoyée à l’épouse ou à l’époux.

« À photographie, photo et demie. Tu m’envoies la tienne et celle des petits, je t’en envoie 5. Tu vois je ne veux pas être en reste. L’histoire de cette photo est plutôt curieuse. Un de ces derniers jours, par un beau soleil, nous voyions venir deux de nos camarades attachés à un régiment, celui qui est derrière moi et celui qui est assis à ma gauche. « Venez-donc à pied à Poperinghe, nous demandent-ils, – c’est entendu », et nous voilà partis Barbier (au milieu, chirurgien à Paris) et le pharmacien (debout à gauche). « Si nous nous faisions photographier pour montrer à nos femmes que notre santé est excellente et qu’il y a encore des jours de gaieté sur le front » dit l’un de nous et tous les autres acquiescèrent. Arrivés à Poperinghe on nous conduit chez un photographe réfugié d’Ypres et il nous a plantés sur un fond ridicule dans un Salon des plus Louis XV, « boche ». » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 54]

« Eh bien, ma chérie, que dis-tu de ce petit jeune homme à l’air si frétillant ? A-t-il l’air assez dispos ? Un peu fané peut-être ; mais tu sais le jour des photographes est toujours si tamisé, si adouci que les rides ne se voient pas. Et quel appartement splendide, un Louis XV des plus boches comme je te disais hier. Je tiens cependant à te donner une explication de l’air niais que je prends sur cette photo. Au moment où l’artiste à chambre noire pressait la poire, le rigolais ferme et je venais de dire une grosse bêtise. Ce que c’est de mal se conduire me voilà fixé « idiot » pour longtemps. » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 55]

 

Les parents : la mort de loin

La guerre est ce moment d’éloignement qui empêche de voir les enfants naître ou grandir. Mais il est aussi celui qui empêche d’assister les parents dans leurs derniers moments. Loin du front, la mort continue de frapper les familles dans leur vie quotidienne. C’est ainsi qu’Henry Tissier apprend le décès, coup sur coup, de son père et d’une de ses tantes :

« Ah ! pauvre mie, quel chagrin, quelles nouvelles tu m’annonces, le pauvre vieux papa qui s’en va sans moi, la pauvre maman qui semble s’éteindre, la pauvre tante Casenave, elle-même qui meurt. Alors tous, tous, mes vieux c’est terrible. Et je ne suis pas près d’eux ! » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 26]

En effet, son père Jacques Tissier, né le 18 février 1835 à Montbrison, décède le 5 janvier 1915, à l’âge de 79 ans, au 6bis, avenue de Raincy à Saint-Maur, non loin de son domicile du 58, rue du Port au Fouarre, à Saint-Maur-des-Fossés. La nuit même, soit le 6 janvier à une heure du matin, la propre sœur de Jacques, Georgette Catherine, épouse Casenave, née le 21 avril 1840 à Montbrison, décède à son tour, au 109, bd Magenta, dans le 10e arrondissement. Henry Tissier reste cependant économe en émotions, et parle de son père surtout au prisme de la guerre et de son objectif, la revanche :

« La maudite guerre a de son souffle terrible tout bouleversé et tout emporté. Le pauvre cher papa qui avait tant souffert en 70 est tombé au milieu de la Revanche, cette Revanche qu’il a rêvée si belle et pour laquelle il a préparé ses trois fils et il est tombé, comme tant d’autres hors de son foyer. » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 29]

C’est ensuite au tour de sa mère, Claudine Marie Fusil, née le 10 décembre 1845 à Vougy, dans la Loire, de souffrir les affres de la maladie. Cette fois-ci, son fils endosse son rôle de docteur en médecine, et l’empathie n’est guère au rendez-vous.

« Ce qui m’ennuie pour la pauvre maman c’est qu’elle souffre toujours, que ces cochons-là continuent à lui donner de la morphine et qu’on n’a pas essayé de donner des cultures. Ah quel malheur de ne pas être là, de ne pas voir la malade. Je m’imagine des tas de choses. Il me semble que j’aurais fait autrement. Ces chirurgiens n’ont pas les mêmes idées que moi sur les troubles intestinaux. » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 28]

« Aujourd’hui, comme je te l’avais promis dans mes deux dernières lettres, nous allons parler de la pauvre maman. Pour moi, le diagnostic d’Arroux doit être « cancer de l’estomac » étant donné l’état de maigreur de la maman, son teint peut-être parcheminé, sa dépression générale et l’obstruction en dérivant. Voilà ce que je crois. » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 39]

« Oh ! non, ma mie chérie, pas Bloch, pas Blanc, oh non. Si tu crois que la pauvre maman ne peut pas aller chez elle mets-la dans une petite pension de famille quelconque, chez Mme Guenyot, si tu veux près de toi, de façon à ce que la chère femme voie les petits, les promène, qu’elle essaie de les rendre utiles. Du moment qu’elle n’a plus besoin de chirurgien pourquoi veux-tu qu’elle soit surveillée. Il ne faut plus qu’elle prenne de lavement. Une bonne nourriture, bien abondante, les cultures suffiront. » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 44]

« Tu me donnes des nouvelles de la maman que tu as envoyée chez Blanc ou chez Bloch. Ne tiens pas compte de son avis que je redoute « intéressé » et dès que tu auras une bonne ou même après t’être entendue avec André tu l’enverras chez elle. Quant à ton idée de ne pas lui donner toute sa note d’hôpital, évidemment elle n’est pas mauvaise mais il faut lui dire doucement que tes ressources sont très limitées du fait de la guerre, de façon à ce qu’elle ne se formalise pas. Tu sais les gens âgés sont intéressés et ne compatissent que faiblement à la peine des plus jeunes. » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 46]

Sa mère décède le 6 avril 1915, 66, rue des Plantes (elle est alors domiciliée au 18, rue du Port aux foires, Parc-Saint-Maur).

Une excursion en voiture est l’occasion d’une évocation de la tante Agathe Tissier, baronne A. d’Eichthal, née en 1838 et décédée le 12 janvier 1913 à Nice, et d’un portrait pittoresque de l’intendant divisionnaire :

« Je suis allé à Dunkerque dans l’auto de l’intendant divisionnaire, gros personnage, dont j’ai fait la connaissance à la popote où il vient jouer au bridge avec ces messieurs. Cet intendant est un ancien officier de cavalerie ayant été aux dragons à Compiègne. Il a connu la tante d’Eichthal à laquelle il a dû comme ses camarades faire la cour en vain : « C’était une bien jolie femme » et comme je lui annonçais sa mort, il me dit « mais elle a dû mourir jeune. » J’ai feint d’ignorer son âge ne voulant pas nuire à sa mémoire et atténuer l’admiration qui fut un des grands soins de sa vie. Ce brave homme m’a connu potache. Il a maintenant 64 ans, il n’a jamais voulu se faire rayer de l’armée quoique depuis longtemps en retraite n’admettant pas qu’un homme pouvant marcher s’abstienne d’aller au front. Hein ma chérie il y a des poilus dans l’Armée française. Et il est marié, il a un fils de 10 ans ! » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 20]

 

3. Un patriotisme exacerbé

La correspondance active d’Henry Tissier se ressent d’un patriotisme exacerbé, bravache même, qui relève peut-être pour partie de la honte de ne pas être à l’avant, de ne pas être véritablement exposé au danger.

Ainsi évoque-t-il avec un frisson d’excitation le risque qu’il a couru lors de son transfert en bateau :

« Le paquebot naviguant en escadre avec une imposante escorte de torpilleurs et de croiseurs, il était « tous feux éteints » c’est-à-dire bouclé, les hublots fermés, cadenassés et nous étions 3500 hommes à bord. Il n’y avait plus d’oxygène et quelle odeur ! effroyable. Il y avait aussi quelque piment à voyager ainsi. Les officiers avaient quelque inquiétude. On avait signalé dans le Pas-de-Calais un navire suspect : poseur de mine ou sous-marin. Quel beau coup de torpille ! Les cinq transports avaient à eux tous 15000 hommes à bord ! Ce n’était pas désagréable cette petite émotion. » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 1]

À de nombreuses reprises il affiche un amour sacré de la Patrie couplé à un esprit de sacrifice.

« Quelle famille de France n’a pas sous la glorieuse livrée un, deux ou plusieurs membres ! Curieuse époque tout de même que celle où nous vivons. Elle restera gravée dans l’histoire comme une des plus étranges qu’ait traversée l’humanité. Que de morts de part et d’autre. Je crois, du reste, au dire de tous les combattants et au dire de tous les journaux que chez les boches c’est encore pire. Les pertes seraient effrayantes. On parle de 2 500 000 hommes. Et les maladies ? Les indispositions de toute sorte. Ah le cochon qui a osé engager une guerre pareille mériterait bien d’être cloué au mur. J’espère bien qu’on le fera. » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 45]

L’engagement sous les drapeaux, voire la mort, sont présentés le plus souvent comme des actes d’un héroïsme évident, tout le reste n’étant que lâcheté. Ainsi juge-t-il sévèrement ceux qui lui paraissent se défiler devant l’ennemi :

« Je t’écris, ce jour 15 Oct., dans une salle magnifique haute de 8 mètres, meublée de meubles flamands énormes, d’immenses tableaux de peu d’intérêt et crevée au milieu par une cheminée monumentale. Nous sommes dans un château, oui ma chère, un château superbe et l’élégant papier sur lequel je t’écris a été pris dans le secrétaire de Madame. Le comte et la comtesse dont la devise est « Vaincre ou mourir » ont préféré s’éloigner du champ de bataille pour ne pas avoir à renier leur blason. Ils sont partis et leur malheureux château a été successivement habité par les Allemands, le grand-duc de Lip, le grand-duc de Hesse et enfin la souriante ambulance de l’invincible 87e Division. Le grand-duc de Hesse qui vint il y a 8 jours dans le village fut écrabouillé avant-hier par les obus de notre artillerie divisionnaire. » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 3]

 

La haine du boche… et des pauvres

Intellectuel, scientifique (et même pastorien, c’est-à-dire évoluant dans un milieu notoirement cosmopolite), fin amateur d’art, Henry Tissier n’en exprime pas moins, dans sa haine du « boche », une xénophobie dénuée de toute subtilité.

« Nous avons fait deux prisonniers, tous deux blessés. On en a conduit un à l’ambulance ou mieux au château où dînaient ces messieurs de l’ambulance, car nous n’allons que de château en château. Ce fut notre premier et unique blessé. J’en ai profité pour me refaire un peu en allemand. Je l’ai interrogé et apprenant qu’il était Alsacien de père et mère Français, je lui ai dit sentencieusement qu’à partir d’aujourd’hui il était Français, ce qui parut l’enchanter. » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 3]

« Ah nous en avons vu des souffrances, des horreurs sans nom qui sont comme des soufflets pour l’humanitaire, le civilisé, le cerveau cultivé qui rêve une amélioration de l’espèce humaine. Aussi suis-je cruel, pardon ma mie aimée, mais quand un Allemand blessé vient à l’ambulance je lui dis doucement à l’oreille « Eh bien c’est beau la guerre hein ? la guerre pour le Kaiser » Tu me croiras à peine, beaucoup avouent que le peuple ne voulait pas la guerre que ce sont les nobles qui la voulaient, mais leur Kaiser est encore l’idole sacrée. Il paraît qu’il voulait Ypres, à tout prix, le ridicule Guillaume, le fantoche sanglant qu’il avait ordonné l’écrasement coûte que coûte de nos territoriaux et de l’armée anglaise. Il voulait rentrer à Ypres avec une brillante escorte de cavaliers chamarrés, couvert d’un grand manteau blanc avec le casque de Lohengrin… Et ils se sont acharnés ; ils sont venus avec de la musique en chantant à tue-tête le fusil sur l’épaule en masse profonde pour nous submerger de leurs cadavres, cuivrés de sacrifice et ce fut une boucherie effroyable. Ils se sont mis derrière de la cavalerie qui chargea la tranchée. Le Lebel et le 75, les mitrailleuses nivelèrent la plaine. Comme il l’avait déjà fait à Nancy, le Kaiser reprit le chemin de Potsdam après avoir remis dans sa cantine le manteau blanc et le casque d’argent. Ces histoires font la joie de nos troupiers qui se gondolent follement à cette idée. » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 9]

« Les boches sont idiots, je suis de ton avis, mais ils tiennent à l’artillerie qu’il leur reste ainsi qu’à leur sale peau. Tu sais, nous ne sommes plus aux temps héroïques, c’est fini. Nous avons nettement l’impression que la corde est usée et que dès qu’elle cassera ce sera la fuite éperdue. Ce ne sont plus les boches de jadis qui se faisaient précéder d’un nuage de feu et d’un torrent d’obus. Finie la musique ma pauvre chérie. C’est eux maintenant qui le reçoivent le torrent. » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 47]

Henry Tissier ne manque pas d’étendre son amertume, voire son racisme à ses compatriotes, flamands pas suffisamment reconnaissants ou bretons repoussants, sentiments auxquels il adjoint un mépris de classe patent :

« Notre promenade continue pittoresque et charmante. Les pays que nous traversons sont des plus intéressants. Ces vieilles villes flamandes ont un caractère bien curieux et diffèrent de celui que nous avons vu dans notre beau voyage d’il y a deux ans. Par contre les habitants sont loin d’avoir l’hospitalité cordiale. Pour des Français c’est triste de constater chez des compatriotes pour lesquels on se bat de pareils sentiments. » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 2]

« Toutes les fois que la 87e Division est au premier rang l’ennemi fout le camp. Est-ce la peur de nos Bretons tout noirs et tout sales qui ressemblent à des brigands ou est-ce un bon ange qui les escorte. C’est un fait la 87e arrive, le canon se tait, le champ de bataille se vide. Voilà 18 jours que nous sommes sur le front comme je te le disais avant-hier, pas un blessé, pas un mort. Quelle campagne prodigieuse. Il est vrai que nous avons les Anglais qui à côté de nous font bonne besogne, les Belges hélas sont en triste état. » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 5]

« Tu as dû lire ma lettre où je te parlais de la difficulté de pouvoir te loger dans un pays où l’hygiène des paysans est si déplorable. » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 40]

 

Un poilu comme un autre ?

Pourtant l’essentiel, pour le bourgeois parisien qu’est Henry Tissier, c’est de partager le quotidien des hommes, de participer de cette communauté de combattants :

« Tu vois, je commence à parler en militaire et je m’avance doucement dans cet état d’âme de soldat fait de joie et d’insouciance. On mange, on boit, on dort, on se remue, on change de place : village ou ville, accompagné toujours de la grosse voix du canon (rassure-toi, ma mignonne, de la voix seulement) et c’est la vie. C’est charmant. Le papa a raison il n’y a rien de plus rigolo que la guerre. » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 5]

« Gardons donc toujours l’inaltérable sourire du poilu. Tu n’avais jamais pensé que je devienne poilu. » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 52]

Sans préjuger de ce qu’était son registre discursif avant la guerre, force est de constater qu’il use volontiers d’un vocabulaire argotique, voire vulgaire, parfois même de réflexions salaces d’un sexisme décomplexé :

« J’ai vu la bonne. Tout ce que je peux t’en dire c’est qu’elle n’est pas jolie. Je ne sais si elle est vierge je ne lui ai pas demandé ; mais ça sera facile à faire. Mon ordonnance nous le dira, lui si beau, si frais. » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 56]

 

Les injustices : les restrictions, la censure, les planqués

Au patriotisme béat et inébranlable d’Henry Tissier répond un sentiment de révolte contre tout ce qu’il considère comme injuste. Au premier rang des injustices qu’il dénonce, se trouvent les restrictions faites aux rencontres avec les épouses légitimes – du moins avant l’instauration des permissions à compter de juillet 1915 :

« Les ordres étant très rigoureux, il est interdit à tout officier ou soldat d’amener sa femme. Sapristi on ne l’a pourtant pas volé. On a assez travaillé pour la Patrie, on ne lui marchande pas notre travail ni notre bonne volonté. Joffre a peur que le cœur de ses soldats s’amollisse au contact des femmes ! » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 12]

« Comme je te l’écris souvent : à l’État-Major général on est sévère pour les épouses et les mères. On l’est moins pour les autres femmes. C’est que vous n’êtes pas assez froides, oh douces et aimables Françaises, au lieu d’encourager vos maris ou vos fils, vous les amollissez vous leur faites regretter les douceurs de la paix. Vous les excitez à se défiler à l’arrière, n’est-ce pas Madame Tissier mie charmante, mie adorée ? » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 13]

« Non seulement on traque à Dunkerque les pauvres femmes légitimes, on les menace de mille ennuis, mais de nouveaux ordres sont parus défendant absolument aux officiers de quitter leurs cantonnements sous aucun prétexte. » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 14]

À ces restrictions s’ajoute le contrôle du service postal, ressenti comme une humiliation.

« Il vient de paraître des ordres extrêmement sévères interdisant de donner dans des lettres même privées des renseignements sur les opérations de quelque nature qu’elles soient. » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 32]

« Aujourd’hui un petit mot seulement à cause des préparatifs que tu devines. Étant donné les nouveaux ordres je ne puis te dire où nous allons nous reposer. » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 33]

« C’est fait nous sommes installés ! Ouf ! Oh ils ne sont pas aimables ces Flamands ! Te dire où nous sommes vois-tu ce ne serait pas prudent étant donné les ordres sévères. Peut-être tu le devineras. Tu me le diras dans ta prochaine lettre. » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 34]

Dans ce cas précis, le docteur Tissier contourne les ordres et la censure en plaçant une série de points souscrits sous certaines lettres, qui assemblées, permettent de deviner sa ville de garnison : P R O V E E N, c’est-à-dire Proven en Belgique.

« Oui, mon petit’mie, je commence à croire que ce qu’on racontait sur l’espionnage des lettres est exact. On disait que parfois des bas policiers faisaient des prélèvements sur notre correspondance pour se rendre compte si on donnait quelques renseignements sur notre situation ou notre groupement au front et que ces ignobles salauds foutaient les lettres en l’air après les avoir lues. Si, au moins, ils les envoyaient, on s’en foutrait pas mal. Qu’est-ce que ça peut me foutre à moi qu’un de ces embusqués de derrière les fagots lise mes lettres. Ils n’y feront que trouver des sentiments qu’ils ne nourrissent pas dans leur triste carcasse ; mais qu’après les avoir lues, ils les brûlent, je regrette de n’être pas derrière eux pour leur envoyer quel que soit leur grade un magistral coup de pied dans le cul, seule blessure qu’ils soient susceptibles de recevoir. » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 43]

Ces dernières lignes attestent d’un ressentiment accru contre tous ceux qu’il assimile à des planqués, des embusqués, des lâches : « que faire sinon s’arracher les cheveux devant la négligence, le laisser-aller, la lâcheté des embusqués qui nous entourent. » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 38] S’enracine l’idée qu’il y aura des comptes à rendre :

« Tu ne sais pas qui j’ai rencontré dans cette bonne ville de Poperinghe, le jeune pharmacien Aureille qui est attaché à l’ambulance 4 du 9e Corps et non pas comme tu me l’avais écrit à un hôpital de Poperinghe. Ce n’est donc pas un tire-au-flanc mais un garçon désireux de bien faire. Dame il est comme moi, enchanté de l’armée, de ce qu’il a vu mais sévère pour le service de santé. Il est évident qu’il faudra régler des comptes après la guerre et les médecins militaires n’auront pas bonne presse, je le crains. » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 51]

Çà et là, son style en est presque célinien :

« Il est vrai que des méchantes langues, baveuses de venin, les mêmes qui transformaient l’admirable retraite de la Marne en une déroute et qui allaient semer leur chiasse honteuse dans le Midi ricanent et prétendent que les femmes de Paris frétillent et pensent à tromper nos poilus ces héros qu’on ne devrait regarder que chapeau bas ! Saloperie nouvelle de ce sale monde qu’on appelle à Paris le « monde ». » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 21]

 

4. Le serment d’Hippocrate selon le docteur Tissier : « redonner au pays 1000 fusils »

Sa sévérité s’étend aux services de médecine militaire, lui qui relève de l’armée territoriale :

« Il faut bien le dire à sa fierté notre vieille ambulance territoriale a soigné sans distinction tous les combattants blessés qui sont venus frapper à sa porte. Les ambulances actives sont loin de montrer la même abnégation et la même confraternité. Un blessé provenant d’une autre division ou d’un autre corps est prié de s’adresser ailleurs ; chez nous c’est un camarade tombé qu’on dorlote. Nous sommes moins militaires mais plus français. » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 9]

À plusieurs reprises, le docteur Tissier exprime le besoin d’en découdre, d’en découdre comme il le peut, c’est-à-dire en exerçant ses talents de médecin. Aussi le voit-on déplorer parfois le faible nombre de blessés :

« Rien à faire, rien, rien, quelques malades, des chiasses, des bronchites, des gens fatigués, c’est tout. Pas de blessés. » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 15]

« Ah il est bien changé le front, la paix la tranquillité, les boches ne semblent plus avoir de projectiles. Ils les économisent vois-tu. Et puis 25 blessés en 8 jours, quelle misère au lieu des 1000 par semaine de novembre. On a l’impression ici qu’ils n’en peuvent plus ou qu’ils gardent leurs munitions comme des avares eux qui les ont tant gaspillées. » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 41]

D’ailleurs, il proteste de son utilité, et refuse d’envisager son affectation plus à l’arrière :

« Tu me fais observer qu’étant donné ma spécialité je pourrais plus travailler au bien général dans un hôpital de l’arrière. C’est possible mais comme je te l’ai dit, actuellement je n’aurais aucune idée pour faire des recherches et dans un de ces hôpitaux encombrés […] Ici, nous n’avons pas tout ça et si les blessés nous manquent heureusement, nous installons de petits dépôts d’éclopés, de convalescents d’embarras gastriques où nous rendons encore de grands services. On fait des embryons de régime, de traitement, et avec de l’ingéniosité, tu vas voir que j’arriverai à faire du bien. Et puis nous n’avons servi à rien, mignonne chérie, parce que l’attaque allemande a été brisée et que le front est tranquille. Mais il fut un temps où nous fûmes trop utiles. Un jour de novembre nous avons soigné et évacué de l’avant sur l’arrière 540 blessés. » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 38]

Bien plus, en accord avec ses idéaux patriotiques et bellicistes, il conçoit son rôle de médecin comme une aide active à la capacité militaire du pays :

« (…) car je voulais mettre les malades de ma division à mon traitement. Il y a, en effet, près de 1000 indisponibles pour diarrhée. Je proposais d’aller à Paris prendre des ferments lactiques en comprimés que j’aurais faits fabriquer par Paul au prix le plus réduit. J’aurais essayé un régime spécial et je pourrais rendre grand service. Je pourrais redonner au pays 1000 fusils. » [BANM, Ms 1394 (2265) n° 11]

 

Jérôme van Wijland

 

Remerciements :

Michaël Davy, Centre de Ressources en Information Scientifique (CeRIS), Photothèque, Institut Pasteur

Sandra Legout, Centre de Ressources en Information Scientifique (CeRIS), Bibliothèque et Archives, Institut Pasteur

 

Références bibliographiques :

[BESREDKA 1929] Alexandre Besredka, « Doctor Tissier and His Work at the Pasteur Institute, Comprising a Summary of Dr. Tissier’s Researches on the Bacteria of Putrefaction and of the Intestinal Flora in Infants, Children and Adults », translated by John Harvey Kellogg, Bulletin of the Battle Creek Sanitarium and Hospital Clinic, April, 1929, Vol. XXIV, n° 2, pages 73-82.

[CHARDEAU 2005] Xavier Chardeau, « Henri Bellery-Desfontaines », Le Vieux Montmartre, Nouvelle série, fasc. n° 74, juin 2005, 119e année, p. 5-20.

[COQUELET TISSIER 1914] Mesdames Coquelet et Tissier, Régime Végétalien. Recettes de cuisine ; préface du docteur Henri Tissier ; illustrations de Henri Bellery-Desfontaines et de H. Rapin, Paris, Editions d’Art Edouard Pelletan, R. Helleu, Libraire-Editeur, 1914

[PICOT MICHEL 1917] Gaston Picot et Robert Michel, « La suture des plaies de guerre, guidée par l’examen bactériologique qualitatif de leur flore microbienne », note présentée par André Mayer, Comptes rendus hebdomadaires des séances et mémoires de la Société de biologie, 69e année, tome 80, 1917, séance du 7 juillet 1917, p. 665-667 ; p. 665-666.

[STEUCKARDT et al. 2024] Agnès Steuckardt, Corinne Gomila et Chantal Wionet (dir.), Gens ordinaires dans la Grande Guerre. Correspondances, récits, témoignages, [Paris], Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2024.

[TISSIER 1900] Henry Tissier, Recherches sur la flore intestinale des nourrissons (état normal et pathologique), Paris, Georges Carré et C. Naud, éditeurs, 1900.

[TISSIER 1916 a] Dr H. Tissier, Médecin-major de 2e classe, « Recherches sur la flore bactérienne des plaies de guerre », Bulletin de l’Académie de médecine, 80e année, 3e série, tome LXXVI, séance du 31 octobre 1916, p. 337-339.

[TISSIER 1916 b] H. Tissier, médecin-major de 2e classe aux brancardiers de corps, 36e CA, « Recherches sur la flore bactérienne des plaies de guerre », Annales de l’Institut Pasteur, 30e année, n° 12, décembre 1916, p. 681-690.

[TISSIER 1917] H. Tissier, médecin-major de 2e classe aux brancardiers de corps 36e CA, « Recherches sur la flore bactérienne des plaies de guerre (deuxième mémoire) », Annales de l’Institut Pasteur, 31e année, n° 4, avril 1917, p. 161-171.

[TISSIER 1918] H. Tissier, Médecin-major de deuxième classe, « Application de données bactériologiques à la Chirurgie de guerre », Bulletin de l’Institut Pasteur, 16e année, tome XV, n° 9 (15 mai 1918), p. 273-287.

[TISSIER 1925] Henry Tissier et Suzanne Dreyfus, « Flore intestinale de l’enfant élevé au biberon », Comptes rendus hebdomadaires des séances et mémoires de la Société de biologie et de ses filiales, 77e année, tome 93, n° 2, 1925, séance du 4 juillet 1925, p. 308-310.

[TISSIER 1926 a] Henry Tissier, « Microbes de la putréfaction des œufs », Comptes rendus hebdomadaires des séances et mémoires de la Société de biologie et de ses filiales, 78e année, tome 94, n° 1, 1926, séance du 20 février 1926, p. 446-447.

[TISSIER 1926 b] Henry Tissier, « Coccus anaérobie des selles de l’Homme », Comptes rendus hebdomadaires des séances et mémoires de la Société de biologie et de ses filiales, 78e année, tome 94, n° 1, 1926, séance du 20 février 1926, p. 447-448.

[VIDAL-NAQUET 2014 a] Clémentine Vidal-Naquet (éd.), Correspondances conjugales, 1914-1918. Dans l’intimité de la Grande guerre, Paris, Robert Laffont, 2014 (Bouquins).

[VIDAL-NAQUET 2014 b] Clémentine Vidal-Naquet, Couples dans la Grande Guerre : le tragique et l’ordinaire du lien conjugal, Paris, Les Belles Lettres, 2014.

[WEINBERG 1916] M. Weinberg, « H. TISSIER. – Recherches sur la flore-bactérienne des plaies de guerre. Bull. Acad. Méd., 31 octobre 1916, pp. 337-339 », Bulletin de l’Institut Pasteur. Revues et analyses des travaux de bactériologie, médecine, biologie générale, physiologie, chimie biologique dans leurs rapports avec la microbiologie, Tome XIV, 1916, p. 764.

 

Lien vers l’inventaire :

Ms 1394 (2265) n° 1-60

 

Pour citer cet article :

Jérôme van Wijland, « La correspondance conjugale d’un pastorien pendant la Première Guerre mondiale », Site de la Bibliothèque de l’Académie nationale de médecine [en ligne]. Billet publié le 3 janvier 2025. Disponible à l’adresse : https://bibliotheque.academie-medecine.fr/ms-1394-2265.

Tagués avec : ,