Dans le cadre de son master d’histoire de l’art, sous la direction du professeur Martial Guédron, Gabrielle Lemire organise, à la Bibliothèque de santé de l’université de Strasbourg, du 3 octobre au 13 novembre 2023, une exposition intitulée « Jacques Fabien Gautier d’Agoty. L’art anatomique au XVIIIe siècle », encadrée par l’équipe de la Bibliothèque sous la direction d’Olivier Dive. L’exposition se déploie en sept panneaux : 1. La vie de Jacques Fabien Gautier d’Agoty ; 2. Et la couleur fut : de la trichromie à la quadrichromie ; 3. L’illustration de l’anatomie au siècle des Lumières ; 4. L’ « air de vie » des figures de Gautier d’Agoty ; 5. Les « secrets » de la génération, prétextes à la représentation érotique ; 6. Critiques et postérité de son œuvre ; 7. Quels publics et quels usages ? Les livres dont les planches sont reproduites sur les panneaux sont de plus exposés dans des vitrines.
Si vous n’êtes pas en mesure de vous rendre à Strasbourg, l’exposition est également accessible sous forme numérique.
Cette initiative est l’occasion pour la Bibliothèque de l’Académie nationale de médecine de revenir sur les spectaculaires gravures en couleur de Le Blon et des Gautier d’Agoty qu’elle conserve dans ses collections.
Outre les panneaux conçus par Gabrielle Lemire, les essais figurant dans le remarquable catalogue de l’exposition Anatomie de la couleur (BnF, 1996), notamment ceux de Florian Rodari, « Jacob Christoph Le Blon, l’œil trichrome » (p. 52-65 ; notices 46 p. 66-notice 82 p. 90), et de Corinne Le Bitouzé, « Une entreprise familiale » (p. 100-105), servent d’appui au présent billet.
La gravure en couleur
La couleur a toujours été présente dans le livre médical illustré et, en tout cas, l’illustration a d’abord été pensée, dans la continuité de l’enluminure médiévale, en couleur. C’est la raison pour laquelle la gravure sur bois laisse tant de rentrées, c’est-à-dire d’espaces blancs et donc de possibilités de réaliser des aplats, notamment au moyen de pochoirs. La xylographie présente donc un réseau de tailles relativement lâche.
Avec l’arrivée de la gravure en taille-douce, sur cuivre, le réseau de tailles se resserre, et il n’y a plus de place pour la couleur. On entre dans un monde du noir et blanc, que seule la rubrication des pages de titre vient parfois contrebalancer.
Au cours du XVIIe siècle pourtant, l’espoir d’imprimer en couleur n’est pas abandonné, et de nombreuses tentatives et procédés en témoignent : utilisation de papiers de couleur, d’encres de couleur, encrage à la poupée, techniques mixtes cuivre et bois, manière noire, aquatinte, etc.
Le Blon, inventeur de la trichromie
Le procédé de la trichromie ou gravure sur cuivre en couleur, est quant à lui mis au point dans le premier quart du XVIIIe siècle par un peintre miniaturiste allemand établi en Hollande, Jacob Christoph Le Blon, qui s’inspire des théories newtoniennes de décomposition du prisme pour mettre au point un procédé de gravure sur cuivre reposant sur la superposition de trois plaques de cuivre, chacune apportant une couleur différente, jaune, bleu, rouge, et donc créant la possibilité de mélanges des couleurs. C’est un procédé que l’impression au repérage rend difficile, long, cher (coût de la fabrication de trois plaques pour une seule image, coût du cuivre, achat des pigments de couleurs, etc.)
Établi à Londres en 1718, il fait commerce de son invention, avec des scènes de genre, des portraits historiques, des scènes frivoles. En 1721, il s’essaie pour la seule et unique fois, à la gravure anatomique, en gravant une verge disséquée illustrant un traité sur la gonorrhée d’un médecin anglais nommé Cockburn.
Ainsi que l’écrit Florian Rodari :
Du point de vue technique, la prouesse est admirable : la précision du repérage est absolue et permet de lire jusqu’aux détails les plus fins. Grâce à un fond d’un vert intense qui isole et dramatise la préparation ainsi qu’à un éclairage délicat qui fait ressortir les reflets de la peau, la trichromie atteint dans ce premier essai à la perfection. L’exceptionnelle diversité dans la définition des chairs et des tissus, identifiables aussi bien dans leur matière que dans leur coloration, ne pouvait manquer de convaincre la société scientifique de l’époque des réels avantages de ce nouveau procédé de reproduction. (Ibid., notice 51 p. 70)
Ses disciples Jan L’Admiral et Jacques-Fabien Gautier d’Agoty se réapproprieront l’image, ce dernier en donnant plusieurs versions, en 1748 dans les Observations sur les maladies de l’urèthre de Jacques Daran, en 1773 dans son Anatomie des parties de la génération de l’homme et de la femme.
En 1738, installé à Paris, Le Blon obtient de Louis XV un privilège de 20 ans pour sa technique de gravure en couleurs, mais meurt prématurément en 1741, n’ayant formé que peu d’élèves.
Jacques-Fabien Gautier d’Agoty et la quadrichromie
L’un d’eux, Jacques-Fabien Gautier d’Agoty, se voit transférer le privilège, pour 30 ans. Il règne alors sur le procédé et tente d’établir une véritable dynastie, avec l’aide de ses fils, tout en essuyant de lourds échecs, commerciaux, artistiques, en affrontant les attaques de ses confrères se jugeant floués, et le manque de reconnaissance des institutions scientifiques.
La particularité de son style réside dans l’accumulation de figures dans la planche formant comme une mise en scène macabre, la complaisance dans la représentation des organes génitaux.
Il modifie le procédé technique de Le Blon – l’améliorant ou, au contraire, palliant ses propres faiblesses techniques – en ajoutant aux trois plaques de cuivre une quatrième plaque, encrée de noir, permettant le tracé des contours.
Une estampe grandeur nature
Parmi les gravures de Gautier d’Agoty que conserve la Bibliothèque de l’Académie nationale de médecine, l’une présente la particularité d’avoir été assemblée à partir de trois estampes pour n’en former plus qu’une. Quoique non datées, leur style évoque la manière de Gautier d’Agoty père. Son aspect spectaculaire l’a désignée pour être montrée lors de l’exposition L’Art et l’enfant qui s’est tenue au musée Marmottan-Monet en 2016.
La lettre adressée au Président de l’Académie de médecine par le donateur, le docteur de Closmadeuc, à Vannes, le 4 décembre 1915, explicite non seulement la généalogie des possesseurs successifs mais également la manière dont la qualité de l’exécution peut induire les spectateurs en erreur sur la technique employée :
J’ai l’honneur de vous accuser réception de la lettre que vous venez de m’écrire en date du 30 novembre m’informant que l’Académie de médecine avait accepté avec reconnaissance le don que je lui avais fait d’une toile peinte ancienne de grande dimension, représentant une scène d’anatomie et de physiologie, toile relative à la parturition.
Cette œuvre, comme je l’ai écrit avec des détails, à Monsieur le Docteur Pinard, a appartenu, au dernier siècle, au professeur Laënnec [sic] qui en avait fait don à son disciple, le Docteur Kercaradec qui fut membre de l’Académie dès 1826, comme on pourra s’en assurer dans les archives de la société.
De qui Laennec tenait-il ce tableau ? Nous l’ignorons. Ce qui paraît certain, c’est qu’il est l’œuvre d’un maître comme peintre, et a dû être inspiré par un médecin spécialiste qui a guidé le pinceau de l’artiste tant les détails anatomiques et physiologistes sont d’une exactitude parfaite.
Dans une seconde lettre, de janvier 1916, il s’enquiert de la mention de son don dans le Bulletin de l’Académie de médecine et propose en don un buste en plâtre de Jules Cloquet.
Pour revenir à l’œuvre, elle peut être succinctement décrite comme suit : la femme enceinte au premier plan et à la belle chevelure est enceinte d’un fœtus au 9e mois approximativement, se présentant en siège décomplété (mode des fesses) et le cordon autour du cou. La femme au second plan est enceinte d’un fœtus au 9e mois approximativement, en présentation céphalique et le cordon autour du corps (ou « en bretelle »). Dans les deux cas, on aperçoit nettement et la vessie, et l’intestin. Les vues de l’appareil génito-urinaire féminin laissent voir le rectum, l’utérus, les trompes et les ovaires (en blanc), la vessie.
Au bas de l’œuvre, on trouve un verre dans lequel flotte… un fœtus ? un spermatozoïde ? Les deux à vrai dire, comme la légende accompagnant une figure semblable permet de s’en convaincre. En effet, une telle image se trouve également dans la planche A des Observations sur l’histoire naturelle, sur la physique et sur la peinture : avec des planches imprimées en couleur…, Tome Ier, Ière partie, 1752, périodique que Gautier d’Agoty fait paraître entre 1752 et 1755. Il la décrit ainsi :
Cette figure d’embrion ; qui n’a jamais séjournée dans la matrice, a été dessinée d’après nature, à travers un verre plein d’eau dans lequel étoit tombé la semence. Figure I. L’embrion vû sans le secours d’aucune loupe & dans sa grandeur naturelle.
S’appuyant sur la théorie de l’homoncule exposée par Nicolaas Hartsoeker à la fin du XVIIe siècle, il est persuadé que les organes génitaux féminins ne servent qu’à nourrir et abriter l’embryon fourni par la semence mâle.
Une dynastie éphémère
L’un des cinq fils de Jacques Fabien Gautier d’Agoty père conçoit un ouvrage de luxe destiné également à la vente de planches séparées, et à un large public, médecins comme hommes du monde. Il est imprimé à Nancy en 1773. L’ouvrage est placé sous la tutelle des représentations idéales du corps : Vénus et Apollon. L’ouvrage comporte notamment une série de planches consacrées au système musculaire de l’homme, chaque planche dénudant progressivement l’homme. L’humour, souvent associé à la représentation anatomique, y est présent : l’ombre, censée refléter la forme du squelette, s’enfuit en courant.
L’entreprise d’Arnauld Éloi Gautier d’Agoty est un échec commercial cuisant, et l’ouvrage finit par être soldé et vendu au quart de son prix d’origine. Malgré l’élégance de l’ouvrage et des représentations, un examen attentif révèle une qualité bien moindre que les réalisations de son père ou celles de Le Blon : les couleurs sont plus juxtaposées que véritablement mélangées, et les impressions sont parfois mal calées (la gravure de l’Apollon permet de s’en convaincre). Le procédé ne survit pas au père et à ses fils.
Jérôme van Wijland
Références (gravures de Le Blon et des Gautier d’Agoty conservées à la Bibliothèque de l’Académie nationale de médecine) :
J. C. Le Blon. Préparation anatomique des parties de l’homme servant à la génération, faite sur les découvertes les plus modernes. London : Sold by W. H. Toms in Union Court near Lincoln Garden Holbourn, [1721]. Imprimé. 4 feuillets.
Cote : BANM, Ms 1349 (2220) n° 2 cm
[Jacques-Fabien Gautier d’Agoty]. Trois planches montées bout à bout, numérotées X à XII, montrant deux femmes enceintes partiellement écorchées. Gravure en couleur. s.d. Dimensions du cadre : 201 x 63,5 x 3,2 cm
Cote : BANM, inv. ART 263
Anatomie des parties de la génération de l’homme et de la femme, représentées avec leurs couleurs naturelles, selon le nouvel art, jointe à l’angéologie de tout le corps humain, et a ce qui concerne la grossesse et les accouchemens. Par M. Gautier Dagoty Pere, anatomiste pensionné du Roi. A Paris, Chez J. B. Brunet, Imprimeur-Libraire de l’Académie Françoise, & Demonville, Libraire, rue Saint Séverin, vis-à-vis celle Zacharie, aux armes de Dombes. MDCCLXXIII. Avec approbation et privilége du roi.
Description : [1- 1 bl.]- 34 – [4] p.-, 12 f. de pl. h.t. : ill. en coul., gravées sur cuivre ; In-fol.
Cote : BANM, 86
Cours complet d’anatomie peint et gravé en couleurs naturelles par M.A.E. Gautier d’Agoty, second fils ; et expliqué par M. Jadelot, Professeur d’Anatomie à la Faculté de Médecine de Nancy, & de l’Académie des Sciences & Belles-Lettres de la même Ville. A Nancy, Chez J.B. Hyacinthe Leclerc, Imprimeur-Libraire, Et se vend Chez Christophe, demeurant Ville-Vieille, qui est chargé de correspondre & du dépôt principal ; Babin, Libraire en la Ville-Neuve ; A Paris, Marchand, rue des Croix-des-petits-Champs, au coin de la rue de la Vrilliere ; A Lyon, Jean-Marie Bruyset ; A Besançon, chez Fantet ; A Strasbourg, Koenig ; A Metz, Marchal. M. DCC. LXXIII. [1773]
Description : 25 f.-[15] f. de pl. : ill. gr. en coul. ; in-folio
Cote : BANM, 337
Observations chirurgicales, sur les maladies de l’urethre, traitées suivant une nouvelle methode. Par Jacques Daran… Nouvelle edition. A Paris, chez Debure l’aîné, quai des augustins, à S. Paul. M.DCC. XLVIII, 1748.
Description : [4]-CCXX-429, [3] p., [1] f. de depl. : ill. ; 17 cm
Cote : BANM, 40454
G. Dagoty, pere. Pl. IX. Coupe de la Simphise. 1778. Imprimé. 1 feuillet. H. 351 × L. 259 mm. 1 planche (gravure sur cuivre en couleurs).
Cote : BANM, Ms 1349 (2220) n° 1 cm
[Gautier d’Agoty.] Tom. I. Part. 1. Pag. 18 et 19. Plan. B. d’Anatomie, pour l’histoire Naturelle. Imprimé. 1 feuillet. H. 220 × L. 160 mm.
Cote : BANM, Ms 1349 (2220) n° 3 cm
[Gautier d’Agoty.] Plan. C. d’Anatomie pour l’histoire Naturelle. Tom. 1. Part. 2. Pag. 72. Imprimé. 1 feuillet. H. 220 × L. 160 mm.
Cote : BANM, Ms 1349 (2220) n° 4 cm
[Gautier d’Agoty.] Plan. D. d’Anatomie, pour l’histoire Naturelle. Imprimé. 1 feuillet. H. 221 × L. 157 mm.
Cote : BANM, Ms 1349 (2220) n° 5 cm
Bibliographie succincte :
Florian Rodari (dir.), Anatomie de la couleur : l’invention de l’estampe en couleurs : [exposition, Paris, Bibliothèque nationale de France, 27 février – 5 mai 1996 ; Lausanne, Musée olympique, 22 mai – 1er septembre 1996] / [organisée par la Bibliothèque nationale de France, la fondation William Cuendet & Atelier de Saint-Prex, Vevey, et le Musée olympique de Lausanne], Paris, Bibliothèque nationale de France ; Lausanne, Musée olympique de Lausanne, 1996
Cote : BANM, 77435
Patrick Mauriès, Corinne Le Bitouzé et Anne-Marie Garcia, Jacques-Fabien Gautier d’Agoty. Essais et traités anatomiques, Paris, Beaux-Arts de Paris éditions, 2020
Cote : BANM, 11686
Pour citer cet article :
Jérôme van Wijland, « Le Blon, Gautier d’Agoty et la gravure sur cuivre en couleurs », Site de la Bibliothèque de l’Académie nationale de médecine [en ligne]. Billet publié le 16 septembre 2023. Disponible à l’adresse : https://bibliotheque.academie-medecine.fr/gautier-dagoty