C’est un document issu des archives de la Société royale de médecine que nous présentons ici, in extenso. Nous ne bouderons pas le plaisir de l’évasion et du rêve qu’il nous procure.
Parmi les différentes observations que le chirurgien lyonnais Desgranges adresse à la Société royale de médecine, consacrées aux fièvres, aux tumeurs de l’utérus ou encore à l’inoculation, se trouve une lettre adressée au secrétaire perpétuel Félix Vicq d’Azyr, en date du 20 janvier 1784, relative au troisième vol libre de montgolfière, réalisé la veille.
C’est à la suite d’une souscription lancée par l’intendant de Lyon Jacques de Flesselles qu’est organisée cette troisième expérience de vol libre habité. Le 19 janvier 1784, après plusieurs essais captifs et devant une foule nombreuse assemblée aux Brotteaux, les passagers, parmi lesquels Joseph de Montgolfier dont ce sera l’unique vol, prennent place dans la nacelle pour une ascension qui ne durera que 16 minutes. Mais laissons place au récit de Desgranges…
Monsieur,
Persuadé que vous ne sauriez être indifférent à l’expérience du ballon aérostatique qui vient de se faire en grand, dans notre ville, je m’empresse à vous en communiquer les détails.
Notre machine aérostatique était composée de deux doubles de grosse toile, claire, dite serpillière, ou pièce de 30 aunes, entre lesquelles étaient 3 feuilles de papier bien battues et bien froissées, fixées avec du gros fil, et piquées comme une couverture de lit… Elle était sphéroïde, ou pour parler plus exactement elle avait la forme d’un globe terminé en bas par un allongement en forme de poire à l’extrémité duquel était une galerie en osier, circulaire, et au milieu un grillage en fer ou espèce de fourneau. Le sommet du globe, comme devant le plus souffrir, était fait avec une bonne toile de coton blanc, aussi en deux doubles, avec 3 feuilles de papier entre deux, fixées de la même manière. La terminaison inférieure, piriforme, du globe était de cadis de diverses couleurs lesquelles mélangées à propos, offraient une bigarrure agréable à la vue, et qui ressemblait à un parquet dont les planches seraient diversement colorées. Les dimensions de cette monstrueuse machine étaient de 125 pieds, pour la hauteur, dont 100, en toiles piquées, ou plus fidèlement, en vrai paillasson, et 25 en draperies. Elle avait 320 pieds de circonférence, elle pesait seule 8 milliers, et s’est élevée chargée de plus de 2 milliers. Le feu est l’agent dont on s’est servi pour le mettre en mouvement ; feu clair répandant une grande flamme, et beaucoup de fumée ; la paille mouillée, quelques fagots, des paquets de picarlats huilés et goudronnés ont été les combustibles employés.
Hier lundi 19 s’est fait l’expérience entre onze heures et midi. En 17 minutes, le globe a eu toute sa sphéricité, et à midi précis il était prêt à partir ; un débat inattendu a retardé son départ pendant demi-heure. Six personnes se sont placées dans la galerie et n’ont pas voulu en sortir quelque instance qu’aient pu faire MM. Montgolfier, Le Pilâtre du Rozier, l’intendant, le commandant, le prévôt de maréchaussée, le capitaine du régiment lyonnais, accompagnés de gardes. Un d’eux, qu’on assure être le prince Henri (de la maison de Lorraine à ce que l’on dit) avait deux pistolets, et menaçait de brûler la cervelle à ceux qui voudraient les forcer de sortir, un seul plus docile, M. Fontaine, était sorti. Cette ferme résolution a décidé MM. Montgolfier et du Rozier, à alléger le ballon en le déchargeant de beaucoup de combustibles, et des provisions de bouche et ils ont annoncé qu’ils ne feraient qu’une promenade au lieu d’un voyage… enfin à une heure sonnante le globe s’est élevé et a quitté l’estrade sur laquelle il était placé ; une corde qu’on avait oublié de couper le tenait encore à 10 pieds de terre, très peu éloigné de l’estrade, et s’opposait à son élévation. Le jeune Fontaine profitant de cette circonstance s’est élancé dans le panier, et s’y est placé comme les autres. Cette imprudence a causé une secousse à la machine qu’elle a fait vaciller, mais bientôt elle a repris son équilibre, enfin la corde coupée, elle est montée dans une direction très droite ; jusqu’à 800 toises environ, et quelques-uns disent mille. Le temps était calme, aussi est-elle planée très doucement dans les airs pendant 10 minutes, sans compter 2 minutes et demie qu’elle avait restée arrêtée, et une et demie employée à descendre. A la 8e minute les voyageurs ont entendu un éclat bruyant et un souffle très fort, ce sont leurs termes, qui venant du sommet de la machine à sa base leur renvoyait la fumée. En mettant la tête dans l’intérieur du globe, ils ont aperçu à la voûte une crevasse d’environ 5 pieds d’étendue, ce qui leur a fait modérer le feu, dès lors ils ont pensé à descendre ce qu’ils ont fait tranquillement, et nous les avons vu arriver à terre sans accident à environ un quart de lieue de l’endroit d’où ils étaient partis.
Nos voyageurs étaient 8 : MM. Joseph de Montgolfier auteur de la voiture aérienne, M. Pilâtre du Rosier dont l’activité et le courage se sont fait admirer, le prince Charles fils du prince de Ligne, principauté d’Allemagne, et allié, dit-on, à notre auguste Reine, le Prince Henry, le Comte de Laurencin, le marquis d’Anglefort, le marquis Dampierre, et M. Fontaine jeune amateur qui avait beaucoup aidé aux expériences antécédentes. Cette journée a été une fête pour la ville, et un jour de triomphe pour nos illustres voyageurs, surtout pour l’honnête et le modeste de Montgolfier, auquel tous les honneurs se rapportaient. Leur départ avait [été] annoncé par des boîtes, il a été accompagné d’une musique charmante, et d’applaudissements, de cris de joie sans nombre. Leur retour s’est fait de même, la musique s’est fait entendre, et les applaudissements sans fin. Mesdames de Montgolfier, de Laurencin ; le père, la mère, la femme et les frères du prince de Ligne, présents à son départ étaient dans de grandes alarmes malgré les assurances qu’on leur avait données qu’il ne serait question que d’une promenade au lieu d’un voyage. Madame de Montgolfier se trouvait mal, et cependant on avait caché à cette intéressante épouse le départ de son mari qui était [entré] furtivement dans la galerie et du côté opposé. Son fils âgé de 9 ans tendait sans cesse ses bras impuissants vers le globe qui fuyait, et jamais il n’a perdu de vue la case qu’occupait son père. Notre globe imitait celui que vous avez vu partir de la Muette le 21 novembre dernier, mais il était plus sphérique par le haut car jusqu’à la draperie, il offrait une sphère des plus parfaites.
Nos illustres voyageurs, menés à la Comédie par MM. l’intendant, et le prévôt des marchands ont reçu des applaudissements sans fin, une bergère, dans un entracte, a apporté 8 couronnes de fleurs à Mme l’intendante, qui a offert la première à M. Montgolfier en la lui mettant sur la tête, la 2nde à M. Pilâtre du Rozier, la 3e au prince de Ligne, et successivement aux autres compagnons de voyage ; qui tous ont fait honneur de leurs lauriers à M. de Montgolfier en lui rapportant leurs couronnes, enfin elles ont été recueillies par Madame de Montgolfier qui de nouveau a reporté à chacun d’eux la palme qu’ils méritaient. Cette épouse dont la figure est douce, le regard tendre, et la physionomie tout expressive, avait les larmes aux yeux, et un sentiment bien délicieux dans le cœur. Quelle agréable jouissance ! Augustin Montgolfier, frère de Joseph, était au parterre, encore noir de la fumée du ballon dont il avait soin sur l’estrade, a été aperçu dans le parterre ; on l’a élevé sur des bras, en criant Vivat et on l’a porté dans la loge de l’intendant. Le jeune Fontaine manquait à la fête. On l’a vu caché dans la foule du parterre, alors MM. l’intendant, et le commandant avec leurs courtisans et des gardes, sont venus dans le parterre couronner le jeune homme, et l’ont conduit dans leurs loges, où Madame l’intendante l’a embrassé, ensuite le prince, et tous ses autres compagnons de voyage. On jouait Iphigénie en Aulide grand opéra, la pièce était commencée quand les voyageurs sont arrivés, le parterre a exigé qu’on recommence la pièce, et dans l’endroit où la mère d’Iphigénie témoigne son contentement de l’union de sa fille avec Achille, elle dit « que j’aime à entendre cet hommage flatteur, qu’ici on s’empresse à vous rendre ». Le public a saisi cette idée, en a fait l’application à nos voyageurs, et a obligé l’actrice à leur adresser en quelque sorte la parole, en répétant 3 fois ce morceau d’Iphigénie. Saint-Aubin est venu chanter une chanson en l’honneur de M. Montgolfier. Enfin la pièce finie, on les a reconduits en cérémonie à leur voiture, ils ont soupé à l’intendance, et assisté à un bal brillant qui s’est donné cette nuit dont je ne sais aucun détail.
Le globe était décoré de plusieurs figures emblématiques, dont l’une placée au Nord représentait la Renommée embouchant une trompette avec une inscription latine tirée d’Horace dont je ne me rappelle pas. Le sens en était que jamais l’histoire ne nous a rien transmis de pareil à la découverte qu’elle publie. De la main gauche elle tenait la double effigie au profil de MM. Joseph, et Étienne Montgolfier frères (Étienne est à Paris) au-dessous les 4 vers suivants terminés par les armes de France :
« Un espace infini nous séparait des cieux,
Mais grâce aux Montgolfier que le génie inspire
L’aigle de justice a perdu son Empire,
Et le faible mortel peut s’approcher des Dieux. »
Au-dessous et plus à gauche, à la naissance de la draperie était un petit drapeau blanc flottant, et dessus Le Flesselles nom de notre intendant, avec ses armes.
Au Midi était un autre médaillon semblable où était peinte l’Histoire personnifiée déployant un rouleur sur lequel était écrit « La 1ère expérience a été faite à Annonay le 5 juin 1783 en présence de MM. les États du Languedoc » – elle tenait une plume à la main et écrivait sur une table de marbre le nom des Montgolfier, au-dessous était écrit : « Le Flesselles est parti des Brotteaux de Lyon le 19 janvier 1784 » et au-dessous les armes de Lyon. La galerie était ornée d’une draperie peinte qui faisait un très joli effet.
Tel est, Monsieur, le détail de tout ce qui s’est passé ici au sujet de notre immense ballon aérostatique, et tel en est le résultat ; il est peu satisfaisant peut-être aux yeux du vulgaire, mais il l’est infiniment aux yeux du physicien et du vrai appréciateur des choses. Car il est bon, que vous sachiez que notre ballon composé de très mauvais matériaux, avait reçu par deux fois différentes la neige, et la pluie, pendant la nuit, qu’il avait sans cesse été imbibé de l’humidité des brouillards très nombreux en notre ville, qu’il avait beaucoup souffert dans 4 expériences faites antécédemment, dans l’une desquelles un maladroit, quelques-uns disent, un mal intentionné jeta trois bottes de paille à la fois dans le fourneau, dans un moment, où l’on faisait un petit feu pour sécher le capuchon du globe qui pour lors se trouvait peu élevé, ce qui brûla le sommet ou la voûte dudit globe, et fusa une partie de ses parois… on fut donc obligé de refaire un autre sommet, toujours en toile de coton et de la même manière, mais on n’eut pas le temps de remédier au reste, aussi est-ce dans un de ces endroits, près de l’union de la calotte avec le corps que la crevasse s’est faite, inconvénient que l’on aurait peut-être évité en le coiffant du filet fabriqué à cet effet et qui avait servi aux expériences précédentes. Il pesait plus de 5 milliers, et on ne s’en servit pas, à raison de son poids, et du mauvais état de notre globe dans lequel on ne voulait pas forcer le feu. Observez ensuite qu’il a été chargé de 4 personnes de plus que l’on ne comptait, et que demi-heure s’est écoulée avant le départ, laquelle n’a servi qu’à fuser le ballon sans être employée au voyage… On convient généralement ici que quand un ballon de cette étendue, et aussi mauvais, parvient à s’élever et à cheminer, on ne doit pas espérer d’aucun, et en attendre les plus grands effets. Il revient à 24 mille francs en comptant tous les faux frais, et dépenses qu’il a nécessitées. La souscription n’en a produit que 8, et le brave Montgolfier est à découvert de 16.
Les différents essais qu’ont fait ici MM. Montgolfier et Pilâtre du Rozier leur ont sûrement donné beaucoup de connaissances pratiques sur les ballons, le volume d’air qu’ils déplacent, la légèreté de celui qui les remplit, leur degré de force, et le poids qu’ils peuvent soulever. Le jeudi auparavant dans une belle expérience, la galerie fut chargée de 8 milliers, et la force du feu parvint à l’élever. Malgré l’induction qu’on pourrait tirer de l’expérience de M. de Saussure qui avec une barre de fer rougie au feu a poursuivi des ballons dans sa chambre, en faveur de la raréfaction de l’air, on a éprouvé ici que le brasier le plus ardent était sans effet, pour soutenir la distension du ballon et qu’il faut de la flamme et de la fumée etc.
Le désir de vous faire part de tout ce que dessus, m’avait fait différer jusqu’à présent, mon compliment de nouvel an ; pour être offert plus tard que l’usage ne le comporte il n’en est pas moins sincère ; soyez convaincu, Monsieur, que mes vœux dictés par mon attachement, sont vrais, et qu’ils embrassent tout ce qui peut vous intéresser. Veuillez les avoir pour agréables, il ne manquera plus rien à ma satisfaction que de pouvoir vous convaincre du respectueux attachement avec lequel j’ai l’honneur d’être, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur Desgranges.
Jérôme van Wijland
Référence :
SRM 194 A dossier 7 pièce 8 : Expérience aérostatique de Mongolfier.