Semmelweis et l’Académie de médecine

Depuis un an et demi, l’épidémie de Covid est venue rappeler l’importance des gestes simples d’hygiène dans la maîtrise de la contagion. Elle évoque ainsi la mémoire d’un précurseur qui au milieu du XIXe siècle et avant même le triomphe des principes pastoriens, à partir d’une série d’observations scientifiquement menées, avait averti sages-femmes et accoucheurs de la nécessité impérieuse d’une rigoureuse hygiène des mains pour limiter le fléau de la fièvre puerpérale.

La Bibliothèque de l’Académie nationale de médecine conserve dans ses collections la marque du processus qui conduisit à la reconnaissance d’une idée nouvelle. Dans le cas de Semmelweis et de l’Académie de médecine, qui est au XIXe siècle un des principaux lieux de polémique et de débats médicaux (en particulier sur la question de la contagion), ce sont environ quarante ans  qui séparent le premier écho des travaux de Semmelweis et le chapitre reconnaissant que lui consacre en 1891 un membre associé de l’Académie, François-Joseph Herrgott, en appendice de sa traduction du Versuch einer Geschichte der Geburtshülfe de Siebold.

Résumons très brièvement les faits, qui sont bien connus : né en 1818 à Buda d’un père épicier (ses origines modestes et hongroises n’étant sans doute pas pour rien dans le dédain que lui témoigneront les maîtres de la médecine viennoise), Philip Ignaz Semmelweis devient en 1846 assistant provisoire puis assistant titulaire de la première clinique obstétricale dirigée par le professeur Klein, à l’hôpital général de Vienne. L’observation minutieuse de la différence de mortalité entre la clinique confiée aux sages-femmes et celle confiée aux médecins l’amènent à conclure que ces derniers, qui passent sans les précautions nécessaires des salles d’autopsie à celles d’accouchements, sont les vecteurs de l’infection qui conduit à la mort une proportion effrayante d’accouchées.

La conclusion s’impose : seul un lavage minutieux des mains permettra de limiter la mortalité due à la fièvre puerpérale. Et pourtant, les résistances et réticences opposées à Semmelweis, en particulier par le professeur Klein, qui dirige la clinique obstétricale, lui vaudront la non-prolongation de son poste et son départ pour Budapest. Le travail de diffusion de son œuvre, dont on ne parlera ici qu’en tant qu’elle concerne l’Académie de médecine, se poursuit.

Si ses travaux trouvent rapidement un écho en France, le fait que Semmelweis y soit un parfait inconnu n’aide pas à leur prise en considération. En témoigne une rubrique « Nouvelles. – Faits divers » de l’Union médicale, qui s’ouvre sur une remarque ironique : « Voici une anecdote qui, si elle est vraie, ne témoignerait pas beaucoup en faveur de la propreté et de l’élégance des étudians viennois ». Et l’article de mentionner la trouvaille d’un certain Lemelweiss. La nouvelle rejoint sans faire plus de bruit les rayonnages de la Bibliothèque de l’Académie, tout comme un article de C. H. F. Routh, qui a été élève dans la clinique de Semmelweis, paru en 1849 dans les Medico-chirurgical Transactions, suivi d’un autre signé la même année par Frédéric Wieger de Strasbourg, en contact avec Semmelweis, qui suscite à son tour dans la Gazette médicale de Paris (1850) un compte-rendu circonspect.

Il faut attendre 1851 pour qu’un écho des mesures hygiéniques prônées par Semmelweis résonne dans la salle des séances, le 7 janvier :

« Le docteur Arneth, de Vienne, lit une note Sur le moyen, hygiénique et préservatif des épidémies puerpérales observées à la clinique d’accouchement de Vienne. (Commissaires : MM. Ricord, Danyau, Moreau.) »

Franz Hector von Arneth a diffusé les idées de Semmelweis en France et en Écosse (il a écrit très tôt à Simpson, à Édimbourg), au cours de voyages qu’il met à profit pour observer et comparer la pratique obstétricale à Vienne et dans des grandes villes européennes (il publie ses observations dans deux ouvrages que la Bibliothèque conserve, tous deux très rares en France).  Si, observe plus tard Herrgott, l’Académie suit le règlement en ne publiant pas le texte dans le Bulletin (il le sera dans une livraison ultérieure des Annales d’Hygiène publique) et en désignant trois commissaires pour en étudier le contenu, ces derniers ne livreront cependant jamais leurs conclusions.

Durant les années suivantes, au cours desquelles Semmelweis garde le silence à Pest, où il officie à la Maternité Saint-Roch et à l’Université, la fièvre puerpérale occupe néanmoins une large place dans les débats de l’Académie. Au premier semestre 1858, une série de communications abordent la question, qui seront par la suite réunies en volume. Plusieurs d’entre elles mentionnent les travaux de Semmelweis, nommé selon des orthographes incertaines qui attestent de sa faible renommée. En voici quelques extraits :

« La maladie est-elle contagieuse ? Les expériences de M. Semmeliveis [sic], desquelles il résulterait que les lotions chlorurées et le nettoyage des mains à la brosse auraient considérablement diminué le chiffre de la mortalité par fièvre puerpérale à l’hospice de la Maternité de Vienne ; ces expériences, dis-je, ont besoin d’être confirmées un grand nombre de fois avant d’être admises définitivement dans la science, les épidémies de fièvre puerpérale présentant les plus grandes différences entre elles sous le rapport de la létalité. » (Guérard, séance du 23 février 1858)

« Pourtant les contradicteurs ne manquèrent pas à Semelweiss [sic], et, parmi eux, les accoucheurs les plus distingués de son pays, Kiwisch, Scanzoni, Seyfert, Lumpe etc. ; il fut démontré qu’à Vienne, même antérieurement aux précautions recommandées par Semelweiss, la première clinique avait eu des époques de très faible mortalité ; que la plus grande mortalité habituelle de la première clinique tenait à d’autres causes que celles qu’il avait signalées ; » (Danyau, séance du 6 avril 1858)

« néanmoins, je vous ai fait pressentir, et M. Danyau vous a rappelé ce qu’est devenue, avec le temps et l’observation attentive des choses, la théorie élevée par Semelweisse [sic], relativement à la propagation accidentelle de fièvre puerpérale par des inoculations présumées. Accueillie et proclamée en Angleterre avec une ardeur et une conviction qui fortifient mes doutes sur l’importance réelle d’un certain nombre de documents relatifs à la propagation de la fièvre puerpérale par les effluves, cette théorie est probablement oubliée dans l’école où elle a pris naissance. » (Paul Dubois, séance du 27 avril 1858)

« Cette raison d’admettre l’essentialité reste donc tout entière à démontrer, malgré ce qu’en disent MM. Semelweiss [sic], Arneth, Simpson, Cazeaux et d’autres. » (Velpeau, séance du 23 mai 1858)

De son côté, Semmelweis sort du silence à la fin des années 1850. Il publie ses travaux dans une revue de langue hongroise, Orvosi hetilap, un titre absent des collections françaises pour la période qui nous intéresse. Il publie en 1861 un ouvrage en allemand, dont le ton polémique suscite des réactions hostiles. En réponse, Semmelweis publie une série de brèves « lettres ouvertes » (offene Briefe), adressées nominalement à Spaeth et Scanzoni (1861), puis à Siebold et Scanzoni (1861), finalement à tous les professeurs d’obstétrique (1862). Ces trois textes ont été reçus à l’Académie, l’ouvrage de 1862 étant mentionné dans le Bulletin à la rubrique des « Ouvrages offerts à l’Académie » (séance du 5 août 1862).  Mais l’Académie ignore les condamnations et invectives : ce sont les travaux de Lister et Pasteur sur l’asepsie et la victoire sur la fièvre puerpérale, acquise à la fin des années 1870  notamment grâce aux efforts de Stéphane Tarnier (Beauvalet 1999, p. 222), qui imposent la reconnaissance par le monde médical de la contribution de Semmelweis, décédé en 1865. En 1875, la traduction par l’académicien Alphonse Charpentier du Manuel d’accouchements  de Schroeder, d’après la 4e édition de 1874, classe Semmelweis parmi les « bienfaiteurs de l’humanité » (p. 650). On pourra aussi comparer la thèse de 1857 de Tarnier, où la question d’un transport de l’agent contagieux par le médecin est abordée sans que Semmelweis soit nommé, et, du même Tarnier, De l’asepsie et de l’antisepsie (1894), dans lequel il reconnaît sa méconnaissance en 1857 des idées de « grande portée » de Semmelweis sur l’étiologie de la fièvre puerpérale.

On peut achever cette évocation du long accouchement de la mémoire de Semmelweis par la souscription pour un monument  en son honneur  à Budapest. L’Académie en tant qu’institution est sollicitée  par une correspondance manuscrite communiquée lors de la séance du 7 mars 1893. On ignore la suite qui en a été donnée de la part de l’Académie de médecine. La Société de médecine de Nancy, pour sa part, a contribué à hauteur de 50 francs, apprend-on dans un texte de Herrgott qui formule le jugement qui sera désormais celui de l’Académie de médecine et, pour l’essentiel, du monde médical : « Il ne serait pas conforme à l’équité d’attribuer entièrement à Semmelweis le bienfait de cette transformation, mais il est juste de dire qu’il a été l’initiateur de cet immense progrès » (Herrgott 1893, p. 15).

François Léger

Références bibliographiques :

1849-1851 : Premières diffusions des conclusions de Semmelweis

  • « Fièvre puerpérale », Nouvelles, Faits divers, L’Union médicale, Troisième année, Tome III, n° 12, Samedi 27 janvier 1849, 48.
  • Routh, Charles Henry Felix, “On the Causes of the Endemic Puerperal Fever of Vienna”, Medico-chirurgical Transactions, Second Series, Volume the Fourteenth, 1849, p. 27-40.
  • Wieger, Frédéric, « Des moyens prophylactiques mis en usage au grand hôpital de Vienne contre l’apparition de la fièvre puerpérale », Gazette médicale de Strasbourg, 1849, n° 4, col. 97-105.
  • « Des moyens prophylactiques mis en usage au grand hôpital de Vienne contre l’apparition de la fièvre puerpérale ; par le docteur F. Wieger », Gazette Médicale de Paris, Vingtième année, Troisième série, Tome V, n° 20, 18 mai 1850, p. 382-383.
  • Lectures, Bulletin de l’Académie nationale de médecine, Tome XVI, 15e année, 1850-1851, séance du 7 janvier 1851, p. 290. [annonce de la communication du docteur Arneth, Sur le moyen hygiénique et préservatif des épidémies purpuérales [sic] observées à la clinique d’accouchement de Vienne (Commissaires : MM. Ricord, Danyau, Moreau)].
  • Arneth, Franz Hector von, « Note sur le moyen proposé et employé par M. Semmeliveis [sic] pour empêcher le développement des épidémies puerpérales dans l’hospice de la Maternité de Vienne », Annales d’hygiène publique et de médecine légale, Tome 45, janvier 1851, p. 281-290.

Les années 1850 : Le débat à l’Académie de médecine et l’œuvre de Stéphane Tarnier

  • Guérard, Alphonse, Depaul, Jean, Beau, Joseph Honoré Simon, et al., De la fièvre puerpérale de sa nature et de son traitement. Communications à l’Académie impériale de médecine par Guérard, Depaul, Beau, Piorry, Hervez de Chégoin, Trousseau, Paul Dubois, Cruveilhier, Danyau, Cazeaux, Bouillaud, Velpeau, J. Guérin. Précédé de l’indication bibliographique des principaux écrits publiés sur la fièvre puerpérale, Paris, J.-B. Baillière et fils, 1858.
  • Tarnier, Stéphane, Recherches sur l’état puerpéral et sur les maladies des femmes en couches, Thèse pour le doctorat en médecine présentée et soutenue le 17 avril 1857, Paris, Rignoux, 1857.

Le début des années 1860 : les écrits de Semmelweis

  • Semmelweis, Ignaz Philipp, Die Aetiologie, der Begriff und die Prophylaxis des Kindbettfiebers. C. A. Hartleben’s Verlags-Expedition, Pest, Wien und Leipzig, C. A. Hartleben’s Verlags-Expedition, 1861.
  • Semmelweis, Ignaz Philipp, Zwei offene Briefe an Dr. J. Spaeth, Professor der Geburtsthilfe an der k. k. Josefs-Akademie in Wien, und an Hofrath Dr. F. W. Scanzoni, Professor der Geburtsthilfe zu Würzburg, Pest, Gustav Emich, 1861.
  • Semmelweis, Ignaz Philipp, Zwei offene Briefe an Hofrath Dr. Eduard Casp. Jac. v. Siebold, Professor der Geburtshilfe zu Göttingen, und an Hofrath Dr. F. W. Scanzoni, Professor der Geburtshilfe zu Würzburg, Pest, Gustav Emich, 1861.
  • Semmelweis, Ignaz Philipp, Offener Brief an sämmtliche Professoren der Geburtshilfe, Ofen, aus der königl. ungar. Universitäts-Buchdruckerei, 1862.
  • Siebold, Eduard Caspar Jacob von, Lettres obstétricales, Paris, -B. Baillière et fils, 1866 [traduit de Siebold, Eduard Casp. Jac. von, Geburtshülfliche Briefe, Braunschweig, Druck und Verlag von Friedrich Vieweg und Sohn, 1862].

À partir des années 1870 : le triomphe de l’asepsie et la reconnaissance posthume de Semmelweis

  • Budin (Rapporteur), Rapport « Sur une demande de M. le ministre de l’intérieur, relative à la question de savoir s’il convient d’autoriser les sages-femmes à prescrire les antiseptiques, au nom d’une commission composée de MM. Bourgoin, Brouardel, Guéniot, Nocard, Tarnier et Budin, rapporteur », Bulletin de l’Académie de médecine, 54e année, 3e série, T. XXIII, séance du 4 février 1890, p. 149-170.
  • Tarnier, Stéphane, De l’Asepsie et de l’antisepsie en obstétrique. Leçons professées à la clinique d’accouchements, recueillies et rédigées par le Docteur J. Potocki,…, Paris, G. Steinheil, 1894.
  • Schröder, Carl, Manuel d’accouchements comprenant la pathologie de la grossesse et les suites de couches, Paris, G. Masson, 1875 [traduit de Schroeder, Karl, Lehrbuch der Geburtshülfe mit Einschluss der Pathologie der Schwangerschaft und des Wochenbettes, Vierte neu durchgearbeitete Auflage, Bonn, Verlag von Max Cohen & Sohn, 1874].
  • Siebold, Eduard Caspar Jacob von, Herrgott, François-Joseph, Essai d’une histoire de l’obstétricie, Tome III. Appendice, Paris, G. Steinheil, 1892.
  • Herrgott, François-Joseph, Notice historique sur Semmelweis et l’antisepsie. Nancy, G. Crépin-Leblond, 1893.
  • International monument to Semmelweis, The Lancet, n° 3609, 29 oct. 1892, p. 1003-1004.
  • « Le Comité international pour élever, à Buda-Pest, un monument à la mémoire du Dr Semmelweis prie l’Académie de coopérer à la souscription faite pour ce monument », Correspondance manuscrite, Bulletin de l’Académie de médecine, 57e année, 3e série, T. XXIX, séance du 7 mars 1893, p. 279.

Sur la fièvre puerpérale et les hôpitaux parisiens :

  • Beauvalet-Boutouyrie, Scarlett, Naître à l’hôpital au XIXe siècle, Paris, Belin, 1999.

Pour citer cet article :

François Léger, « Semmelweis et l’Académie de médecine », Site de la Bibliothèque de l’Académie nationale de médecine [en ligne]. Billet publié le 20 mai 2021. Disponible à l’adresse : http://bibliotheque.academie-medecine.fr/semmelweis/.

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