Depuis sa création par l’ordonnance de Louis XVIII du 20 décembre 1820, l’Académie royale de médecine possède parmi ses prérogatives une mission patrimoniale. La bibliothèque de l’Académie nationale de médecine met ainsi en œuvre depuis de nombreuses années une collaboration active et suivie avec différents établissements culturels et musées tant en France qu’à l’étranger. Dans ce cadre, elle a accepté de prêter au Musée de la Légion étrangère, situé à Aubagne, un fac-similé datant de 1899 du Codex Borbonicus, pour une exposition temporaire intitulée : « Dragons-Légion : quand le fantastique rencontre le mythe ». Ce prêt témoigne du dynamisme et de la collaboration qui existent entre les différentes institutions culturelles publiques, qu’elles fussent militaires ou civiles.
L’exposition présentée actuellement au Musée de la Légion étrangère entraîne le visiteur dans le monde mystérieux et envoûtant des dragons et de leur présence constante dans la symbolique et l’histoire militaire. Bénéficiant d’une démarche scientifique rigoureuse, de différents prêts de pièces, y compris ethnographiques rares, cette exposition permet d’explorer la diversité et le symbolisme de ces créatures hybrides qui ont grandement nourri l’imaginaire des légionnaires depuis la création de la Légion étrangère. Au travers de quatre espaces thématiques, l’exposition « Dragons-Légion » offre aux visiteurs la possibilité d’explorer les différentes représentations de cet animal mythique de l’Asie à l’Amérique en passant par le continent européen. Présente depuis l’antiquité, notamment dans les traditions babyloniennes et hébraïques [dans la tradition babylonienne, il rappelle le récit de l’épopée de la création (Enuma Elish) et le combat de Marduk, le Créateur, fréquemment représenté en compagnie d’un dragon-serpent, face à un immense monstre marin. Dans la tradition hébraïque, l’animal mythique apparaît régulièrement, notamment dans les Livres de Job et d’Isaïe ainsi que dans les Psaumes, il est le Léviathan, ce serpent mythique, ce monstre à plusieurs têtes.], il est, comme le rappelle le bibliste André Paul, cet « animal fabuleux dont le rôle est capital dans la mythologie et le folklore de bien des peuples […] il symbolise la profondeur hostile du chaos ou l’océan cosmique primordial. » [notices sur le Dragon (religion) et sur le Léviathan par André Paul, Encyclopædia Universalis.]
Le premier volet de cette exposition explore les différentes formes de dragons à travers les civilisations, notamment celles au sein desquelles la Légion étrangère a conduit des campagnes miliaires du Mexique au Levant en passant par l’Indochine.
Si le Mexique occupe une place aussi importante dans la geste mémorielle de la Légion étrangère c’est en raison de ce combat légendaire de Camarona de Tejada (« Camerone » en français), à quelques centaines de kilomètres sur la route du port de Veracruz et de la capitale de Mexico [Napoléon III, bien déterminé à peser dans les affaires du Mexique, décide d’apporter son soutien à l’empereur Maximilien d’Autriche dont il se veut le principal protecteur face au président Benito Juárez. Le régiment étranger (RE) est envoyé au Mexique en février 1863, il a pour mission de s’assurer de la sécurité des lignes de communication et la protection des convois. Le 30 avril, c’est au travers du combat de Camerone que va se forger l’identité légionnaire au travers de la sacralité de la mission, de l’esprit de sacrifice et du culte du souvenir]. Ce combat qui opposa 60 Légionnaires à plus de 2000 Mexicains pendant près de 8h est considéré comme le mythe fondateur de la Légion étrangère, clé de voûte de ses traditions, ce pour quoi il est célébré tous les 30 avril, jour de fête de la Légion.
Le Codex Borbonicus est l’un des trop rares témoignages de ces manuscrits à contenu calendaire et rituel [le Codex se divise en quatre sections distinctes correspondant respectivement aux planches de 3 à 20 pour la section I, aux planches 21 et 22 pour la section II, aux planches 23 à 37 pour la section III et aux planches 37 à 40 pour la section IV] de l’époque précolombienne qui a survécu à la conquête espagnole. Ce précieux document de 14 mètres de long se compose de 36 pages, pliées en accordéon [le document originel comprenait 40 pages, il manque donc les deux pages du début et 2 pages à la fin de manuscrit]. Il est mentionné pour la première fois en 1778 dans le fonds de la bibliothèque du monastère de l’Escorial avant d’être saisi probablement durant la guerre d’Espagne par les troupes napoléoniennes (1808-1814) ou à l’occasion de l’expédition militaire menée par les soldats de Louis XVIII en 1823. Le Codex finit par réapparaître à l’occasion d’une vente publique en 1826, il est alors acquis par la bibliothèque de l’Assemblée nationale. Désormais, conservé au Palais Bourbon, il prend ainsi le nom de Borbonicus.
Dans le chapitre introductif de l’ouvrage collectif rédigé sous la direction de Sylvie Peperstraete et de José Contel [respectivement, professeure à l’université libre de Bruxelles et maître de conférences à l’université Toulouse Jean Jaurès], Danièle Dehouve [directrice de recherche émérite au CNRS et directrice d’études émérite à l’EPHE] rappelle que « le support est en fibres de ficus battues en plaques, recouvertes de gypse et soudées de bout en bout » [PEPERSTRAETE CONTEL 2022, p. 11]. Le Codex présente les différents calendriers divinatoires et solaires propres à la cosmogonie aztèque. Si les chercheurs ont longtemps débattu sur sa datation, il est désormais établi que le manuscrit a été réalisé en deux étapes clairement distinctes [sur la seconde partie (planches 23 à 38), il est possible de distinguer l’usage de quatre teintes supplémentaires par rapport à celle utilisée dans la conception de la première partie (planches de 3 à 22)], vraisemblablement par des artistes différents, à partir de colorants traditionnels et selon des techniques mésoaméricaines datant d’avant la période de la colonisation européenne [les annotations en espagnol réalisées à l’encre sont clairement d’une période postérieure à sa réalisation]. C’est le projet Codex mené par le ministère de la Culture qui a permis, en utilisant différentes techniques d’analyse, dont la spectroscopie, de déterminer non seulement les matériaux utilisés pour sa conception et sa production, mais également d’améliorer son mode de conservation.
Le feuillet qui est exposé au Musée de la Légion étrangère, la planche 14, représente deux divinités importantes du panthéon aztèque. Sur la gauche de la représentation, Xipe Totec [il s’agit du dieu des Yopis-Tlapanèques], « notre seigneur l’écorché » en langue nahuatl, représente le dieu du printemps, l’architecte du renouveau de la nature. Il est figuré avec trois rayures horizontales sur le visage, un miroir fumant sur le front et un bandeau frontal en or avec une décoration de plumes rouges, surmonté de plumes de quetzal. Il s’agit d’une divinité ancienne que l’on retrouve déjà dans la culture toltèque post-classique (IXe-XIIe siècle) puis chez les Aztèques au cours de la deuxième moitié du XVe siècle. Sa représentation traditionnelle le figure recouvert de la peau de l’une de ses victimes afin de symboliser le renouveau de la terre au printemps et une bonne saison de récoltes. Célébré au cours du deuxième mois du calendrier rituel aztèque, son culte s’accompagne de divers sacrifices humains et de combats sanglants parmi l’élite des soldats, forme d’analogie avec les légionnaires. Les victimes, après avoir eu le cœur arraché, sont ensuite écorchées [un autre supplice consistait à faire périr les victimes en les criblant de flèches, leur sang symbolisant les pluies du printemps qui contribuent à fertiliser la terre] par les prêtres qui revêtent la peau des suppliciés préalablement teintée en jaune. Xipe Totec se présente donc comme le dieu du renouveau de la nature et de la fertilité.
Sur la partie droite, on retrouve Quetzalcóatl [l’identification du serpent comme étant Quetzalcóatl a été réalisé par des commentateurs de deux autres codex, le Codex Vaticanus A et du Codex Telleriano-Remensis, datant tous les deux du XVIe siècle], le « serpent à plumes » de quetzal « oiseau », « volant » ou « précieux » et cóatl, « serpent » ou « jumeau ». Il s’agit de l’une des plus importantes et anciennes [les premières représentations du « serpent à plumes » sont à associer à la civilisation de Teotihuacán. Le site de Teotihuacán se situe à 40 km au nord-est de l’actuelle ville de Mexico. À son apogée entre le milieu du Ve siècle et le début du VII, la ville qui occupait une emprise de 20 km2 abritait au moins 100 000 habitants] divinités de la péninsule mexicaine à l’époque méso-américaine. Originellement, divinité tutélaire de la terre et de l’eau, elle devient avec l’avènement de la culture toltèque [la civilisation toltèque était installée à Tula à 80 km au nord-est de Mexico] (IXe-XIIe siècle), le « dieu de l’étoile du matin et du soir » [notice sur Quetzalcóatl, Encyclopædia Universalis]. Sa partie dorsale est recouverte de plumes de quetzal, deux bandes de couleurs jaune et rouge sont représentées sur sa partie ventrale, tandis que deux anneaux en jade figurent sur la base de sa queue. Le serpent dévore un individu qui semble se débattre. D’autres détails intéressants figurent sur cette planche, notamment la présence d’un serpent bicéphale et deux récipients contenant respectivement une offrande de sang pour le premier et une plume et un ornement pour le second. Pour les Aztèques (XIVe-XVIe siècle), Quetzalcóatl est identifié comme étant la planète Vénus, il est considéré comme l’inventeur du calendrier et du livre, mais aussi comme le protecteur des artisans et des orfèvres. Il est associé à Xolotl [c’est en compagnie de Xolotl qu’il rassemble les ossements humains en se rendant au fond des enfers de Mictlán. Quetzalcóatl donne naissance aux hommes en les oignant avec son propre sang], le dieu à tête de chien dont il est « la forme opposée et complémentaire » [DELHALLE LUYCKX 1996], sa face nocturne, « sa personnalité chtonienne, voire néfaste» [ibidem].
Dans la mythologie aztèque, l’animal monstrueux qu’est le serpent à plumes est associé au mythe fondateur de la création de Tenochtitlan. Selon la légende, les Aztèques installent les fondations de leur capitale à l’endroit même où un aigle décide de se percher sur un figuier de barbarie pour dépecer un serpent sous le commandement du dieu de la guerre, Huitzilopochtli. Cette légende sert de mythe fondateur à leur installation en 1325 sur un îlot au milieu du lac Texcoco.
L’insigne du 1er Régiment étranger, basé à Aubagne, reprend à son compte le motif et sa symbolique. Ce motif provient directement du ruban de la médaille commémorative de l’expédition du Mexique (1861-1867) instaurée par Napoléon III.
Exposé au-dessus du Codex Borbonicus, un dessin à l’encre, nommé : Vue de Chiquiehuite, donne à voir l’environnement qui a vu naître la légende du serpent à plumes. L’ensemble représente une région vallonnée du Mexique et sa rivière. Cette zone se trouve à la limite est de la région des Terres chaudes où se sont battus les légionnaires du Régiment étranger durant l’expédition du Mexique (1861 – 1867). C’est également dans ce paysage que la légende de la fondation de Tenochtitlan, est née.
Une seconde œuvre est directement mise en regard du Codex, à savoir une Scène de vie au Mexique, exposée comme relique de cette expédition. L’intérêt de l’œuvre réside d’une part dans son histoire, puisqu’au dos de l’œuvre se trouve la mention : « à Mr le capitaine Pierret du Régiment étranger du Mexique. Souvenir de Pavel et du vieux sergent Duridevu, Mexico le 06.09.1866. ». Il s’agit donc d’un souvenir d’un légionnaire membre du corps expéditionnaire français au Mexique qui réalise cette œuvre sur place. D’autre part cette œuvre, par son thème, nous indique également les liens qui se tissent entre les légionnaires déployés et leur environnement. C’est particulièrement vrai lors des longues expéditions du Second Empire. Ces périodes permettent aux soldats de s’imprégner d’une culture nouvelle à travers des échanges nombreux et une vie au sein des populations. C’est à cette occasion que les légionnaires découvrent le mythe Quetzalcóatl.
L’exposition présentée au Musée de la Légion étrangère après avoir mis en lumière les caractères universels du dragon, déployé sur tous les continents et dans tous les milieux, explore également la dualité du dragon, incarnant tantôt le mal combattu par les héros chevaleresques tels saint Georges ou saint Michel, tantôt un protecteur bienveillant dans les expéditions d’Extrême-Orient. Un jeu subtil d’influences, de proximité et de transferts magiques se déploie entre dragons et légionnaires, unissant ces deux univers dans une relation complexe et fascinante. Le dragon est aussi le symbole de la combativité, de la résilience et de l’accomplissement de la mission à tout prix, des traits de caractère partagés par ces guerriers d’élite.
Les combats de Diên Biên Phu, il y a 70 ans, illustrent cette dualité, symbolisant la féroce détermination des légionnaires à se battre contre l’hydre ennemie. Dans les griffes du dragon et sous un déluge de feu, ce combat épique, illustre les vertus guerrières et sacrificielles des légionnaires qui apprivoisent toutes les dimensions de la créature.
L’exposition souligne enfin, comment, forgées par près de deux siècles d’engagements, les unités et les personnalités de la Légion étrangère continuent de s’approprier et de réinventer l’image du dragon. Utilisée pour personnifier l’engagement sur les terres lointaines par de nombreuses promotions d’officiers et de sous-officiers, cette symbolique évoque une subtile association entre courage et danger. Jusque dans les plus récents engagements contemporains de la Légion étrangère en opérations extérieures, l’usage vivant du dragon dans de la symbolique confirme l’union indéfectible du plus bel esprit militaire avec cet animal légendaire.
Capitaine Timothée Le Berre, conservateur du Musée de la Légion étrangère
Informations pratiques :
L’exposition « Dragons – Légion » est ouverte du mardi au dimanche jusqu’au 5 janvier 2025, 10h-12h – 14h-18h. Entrée gratuite. Musée de la Légion étrangère, chemin de la Thuilière, 13400 Aubagne.
Bibliographie sommaire :
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– Y. Cadeau, F. Cochet, R. Porte, Dictionnaire de la guerre d’Indochine, Paris, Perrin, 2021.
– Y. Cadeau, Diên Biên Phu : 13 mars – 7 mai 1954, Paris, Tallandier, 2022.
– A.-P. Comor, « De l’Histoire à la mémoire : le testament de Camerone », dans A.-P. Comor, Camerone : 30 avril 1863, Paris, Tallandier, 2012, p. 131-148.
– A.-P. Comor (dir.), La Légion étrangère : Histoire et dictionnaire, Paris, Éditions Robert Laffont, 2013.
– [DELHALLE LUYCKX 1996] J.-C. Delhalle, A. Luyckx, « Les compagnons de l’enfer. Xolotl et le dieu du zéro », Revue de l’histoire des religions, tome 213, n° 3, 1996, p. 301-319.
– P. de Gmeline, Nouvelle histoire de la Légion étrangère, Paris, Perrin, 2016.
– P. Héduy, Histoire de l’Indochine la Perle de l’Empire (1624-1954), Paris, Soukha, 2015.
– C. Lacour et al., « Introduction. Culture, patrimoine, savoirs : facteurs dynamiques de développement », Revue d’Économie Régionale & Urbaine, 2014/5 (décembre), p. 785-799.
– M. Larroumet, Mythe et images de la Légion étrangère, Paris, Éd. L’Harmattan, 2004 (coll. Histoire de la défense).
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– P. Montagnon, Histoire de la Légion de 1831 à nos jours, Paris, Pygmalion, 2008.
– P. Montagnon, Franche-Indochine : un siècle de vie commune (1858-1954), Paris, Pygmalion, 2004.
– [PEPERSTRAETE CONTEL 2022] S. Peperstraete, J. Contel (dir.), Le Codex Borbonicus : commentaire, Paris, Citadelles et Mazenod, 2022.
– A. Thiéblemont, « Comment comprendre la commémoration de combats sacrificiels ? », Armée de terre, Inflexions, n° 35, 2017, p. 143-156.
Pour citer cet article :
Timothée Le Berre, « Dragons-Légion : quand le fantastique rencontre le mythe », Site de la Bibliothèque de l’Académie nationale de médecine [en ligne]. Billet publié le 16 août 2024. Disponible à l’adresse : https://bibliotheque.academie-medecine.fr/dragons-legion/.