Insolite ? – IV. Gutmann, un médecin en « Enfer »

L’année 2021 est une date importante pour l’Italie : on célèbre les 700 ans de la mort de Dante Alighieri, le grand poète considéré comme le père de la langue italienne. Sans aucun doute l’œuvre la plus célèbre de cet auteur est la Divina Commedia, composée entre 1303 et 1321, œuvre appréciée non seulement par les Italiens (et en particulier par Boccace, à qui on doit l’épithète « Divine »), mais aussi, bien plus tard, par un membre de l’Académie nationale de médecine : René-Albert Gutmann.
René-Albert Gutmann, né à Paris le 25 décembre 1885, a consacré sa vie à la médecine et à la littérature. Gastroentérologue réputé, il publie des ouvrages comme Les syndromes douloureux de la région épigastrique (1930), Le cancer de l’estomac au début (1939), Le diagnostic du cancer d’estomac à la période utile (1956). Médecin reconnu pour son travail en France et à l’étranger, chercheur et enseignant apprécié, homme de haute culture, polyglotte (il maîtrisait l’italien, l’allemand, le grec et l’espagnol), Gutmann est élu membre de l’Académie nationale de médecine le 31 octobre 1961.
Grâce au don effectué par ses petits-enfants Sophie Périac Daoud, Malik Daoud et Karim Daoud en 2018, la Bibliothèque de l’Académie nationale de médecine s’est enrichie d’un ensemble d’ouvrages et de manuscrits produits par ou ayant appartenu au docteur René Gutmann, qui révèlent son intérêt pour la littérature et parmi lesquels on retrouve ses écrits sur Dante.
On remarquera dans sa bibliothèque la présence de plusieurs ouvrages de littérature italienne médiévale, qui montrent la passion de notre médecin pour les auteurs italiens : Roncalli, Pulci, Le Tasse, Ferrante Pallavicino, Cavalcanti, Boccace sont certains des écrivains que Gutmann aimait lire en langue originale et dont il s’est inspiré en rédigeant ses ouvrages. Il est intéressant de noter la structure de son œuvre L’Impératrice Galla Placidia raconte sa vie et son temps : la jeune princesse, sous la plume de Gutmann, raconte sa vie aux lecteurs comme le fit Madonna Fiammetta dans son élégie écrite par Boccace. De plus, c’est à Ravenne que se trouvent à la fois le célèbre mausolée dédié à Galla Placidia, et le tombeau de Dante, mort dans cette ville il y a 700 ans.
On peut noter la maîtrise et la capacité d’analyse de la langue italienne propres à Gutmann dans ses travaux sur Dante. Le médecin lettré a notamment rédigé deux textes critiques sur les travaux du poète italien : Dante. La médecine et la philosophie de son temps (1965), et Dante et son temps (1977). Ces deux ouvrages montrent d’un côté la connaissance et la passion de Gutmann pour le grand poète, de l’autre une remarquable capacité critique à l’égard de la littérature et de la religion au cours des siècles.

L’œuvre la plus remarquable de Gutmann est à bien des égards L’Enfer. Nouvellement traduit en rythme français, par René A. Gutmann en 1924.
Plusieurs traductions françaises de l’Enfer de Dante paraissent au XIXe siècle, en vers et en prose, parmi lesquelles figurent, notamment, L’Enfer de Dante Alighieri de Pier-Angelo Fiorentino, L’Enfer du Dante de Louis Ratisbonne et L’Enfer, poème traduit en vers par J.-A. Mongis.
Au XXe siècle la traduction par Gutmann de l’Enfer se démarque de nombreuses autres éditions. Engagé en Italie lors de la Première Guerre mondiale, le docteur Gutmann apporte avec lui un petit exemplaire des œuvres de Dante en italien dont il commence la traduction, qu’il terminera après-guerre. La présence de l’ouvrage italien dans la bibliothèque de Gutmann n’est pas la seule raison qui a poussé le médecin à faire cette remarquable traduction.
Comme l’écrit Gutmann dans Dante. La médecine et la philosophie de son temps, le poète italien avait sans doute des connaissances médicales et une acuité clinique : mutilations, hydropisie, prurigo sont certaines des punitions, de nature diabolique, destinées aux pécheurs. Gutmann, médecin pendant la guerre, doit avoir associé les lazarets des blessés aux lieux infernaux, comme l’affirme Émile Gilbrin dans l’éloge qu’il lui consacre en 1982, et sa personne à celle de Dante, en chemin pour observer et soigner les maux du monde. Publié dans une édition précieuse et limitée à 498 exemplaires, L’Enfer est enrichi par les gravures sur bois d’Hermann-Paul (1864-1940), peintre et illustrateur français. Celui-ci, né dans une famille de médecins, est dreyfusard, sympathisant des mouvements anarchistes ou libertaires, et collabore notamment à L’Assiette au beurre – avant de se rapprocher à la fin de sa vie de l’extrême-droite et de dessiner pour Je suis partout. Il illustre aussi les grandes œuvres littéraires passées ou contemporaines : Villon, Rabelais, Mérimée, Zola, Anatole France, Colette, Montherlant. Ses xylographies, en bois de bout, sont placées au début de chaque chant. Quelques-uns des dessins originaux sont insérés dans l’exemplaire conservé à la Bibliothèque de l’Académie.


L’intérêt de Gutmann pour les illustrations est attesté par la présence, dans sa bibliothèque privée, de l’ouvrage Collection de cent figures, dessinées et gravées par Mme Giacomelli ; pour orner la Divine Comédie du Dante, traduite en français par M. Artaud (1813), œuvre composée des illustrations conçues par le peintre flamand établi à Florence Jan van der Straet, dit Giovanni Stradano (1523-1605), accompagné de vers issus de l’œuvre de Dante.
Pour revenir à l’Enfer de Gutmann, en reprenant les mots d’Émile Gilbrin, « cette traduction, en vers de dix pieds, était l’équivalent phonétique du vers italien de onze syllabes, dont la dernière est muette. Quand ce livre parut, Gabriele d’Annunzio l’avait enrichi d’une longue et belle préface de douze pages […] » (Émile Gilbrin, « René Albert Gutmann (1885-1981) », Histoire des sciences médicales, vol. 16 (1), 1982, p. 13). En effet, la remarquable œuvre de Gutmann reflète la structure en vers du grand poète italien, mais le médecin lettré réussit, grâce à sa connaissance de l’italien, à mettre en place une traduction originale appréciée non seulement par les plus hautes personnalités françaises, mais aussi par le poète italien Gabriele D’Annunzio, avec lequel Gutmann collabore aux Nouvelles Littéraires, journal artistique et littéraire créé en 1922 par Maurice Martin du Gard et Jacques Guenne.
On peut également s’intéresser à l’aspect matériel du livre, en analysant la reliure choisie et créée par Gutmann. Il s’agit d’une reliure à cinq nerfs en maroquin rouge à décor d’entrelacs géométriques. Aux quatre angles du plat supérieur figurent des fleurs de lys dorées, symboles de Florence, ville de naissance du poète italien. Le blason placé au milieu se veut celui de la famille Alighieri, comme en atteste une note manuscrite du traducteur figurant dans l’exemplaire conservé par la Bibliothèque de l’Académie : « les armes de la reliure sont celles de la famille Alighieri ; le blason est celui de la famille Alighieri », ajoutant que l’ornementation, par contre, a été inventée par lui.
Le texte est bilingue sur deux colonnes, en caractères gothiques et en deux couleurs, noir pour le français et rouge pour l’italien. Dans l’exemplaire conservé à la Bibliothèque de l’Académie nationale de médecine, ayant appartenu au traducteur, plusieurs figures et cartes postales reçues par ses amis, représentant l’Enfer de Dante, Florence et le poète même, sont collées aux premières pages.
Pour conclure l’analyse de cette œuvre, revenons à la préface écrite par Gabriele d’Annunzio. Le rapport d’amitié et de respect entre D’Annunzio et Gutmann transparaît dans la préface Dante de Florence : l’auteur italien reconnaît l’effort du médecin pour traduire lo bello stile. Une note dactylographiée jointe au volume conservé à l’Académie, rapporte qu’un exemplaire a été offert par D’Annunzio à Marie-José de Belgique lors de son arrivée en Italie suite à son mariage avec le prince de Piémont Humbert de Savoie : « Puisque Marie de Belgique vient vivre et fleurir sous le signe de Dante, voici encore un exemplaire très rare d’une de mes proses françaises, préface à la Cantate de l’Enfer traduite par René Gutmann et imprimée à Paris par Léon Pichon, “Dant de Flourence”. »
Dans le discours que Gutmann prononce lors du 69e Congrès français de chirurgie de 1967 (Discours de M. le Docteur René-A. Gutmann de l’Académie de Médecine, Président d’honneur du 69e Congrès français de chirurgie, septembre 1967), le médecin aborde le sujet des trois mondes de Dante : Enfer, pour les médecins dépossédés, Paradis, pour les suprêmes maîtres, et Limbes, où les sages chercheurs conversent, mettant en évidence à quel point le Gutmann médecin et le Gutmann passionné de littérature se sont toujours entremêlés.

Federica Uggeri

Bibliographie

Guy Albot, « Éloge de René-Albert Gutmann, 1885-1981 », Bulletin de l’Académie nationale de médecine, Tome 166, n° 6, 1982, p. 711-717, séance du 22 juin 1982

Giovanni Boccaccio, La Fiammetta del Boccaccio. Per Messer Tizzone Gaetano di Pofi novamente revista, Venezia, Bernardino di Vitale, 1524

Émile Gilbrin, « René Albert Gutmann (1885-1981) », Histoire des sciences médicales, vol. 16 (1), 1982, p. 9-14

René A. Gutmann, Dante. La médecine et la philosophie de son temps, Paris, éditions Doin, Deren et Cie, 1965

René A. Gutmann, Dante et son temps, Paris, A.-G. Nizet, 1977

René A. Gutmann, Discours de M. le Docteur René-A. Gutmann de l’Académie de Médecine, Président d’honneur du 69e Congrès français de chirurgie, septembre 1967

René A. Gutmann, L’Impératrice Galla Placidia raconte sa vie et son temps, Paris, A.-G. Nizet, 1982

René-Albert Gutmann, La Comédie de Dante Alighieri de Florence ; L’Enfer / nouvellement traduit en rythme français par René A. Gutmann ; avec une préface de Gabriele d’Annunzio. – Edition décorée de gravures sur bois originales, Paris, Imprimerie Léon Pichon, 1924

Danièle Leclair, « René-Albert Gutmann (1885-1981), un médecin dans le siècle », dans Julien Knebusch, Alexandre Wenger (dir.), Réseaux médico-littéraires dans l’Entre-deux-guerres. Revues, institutions, lieux, figures, Épistémocritique, 2018 [en ligne, consulté le 24-11-2020]

Jan van der Straet (Jean Stradan), Sophie Janinet (Sophie Giacomelli), Collection de cent figures, dessinées et gravées par M.me Giacomelli ; pour orner la Divine Comédie du Dante, traduite en français par M. Artaud, Paris, J. J. Blaise, 1813

Pour citer cet article :

Federica Uggeri, « Insolite ? – IV. Gutmann, un médecin en “Enfer” », Site de la Bibliothèque de l’Académie nationale de médecine [en ligne]. Billet publié le 22 janvier 2021. Disponible à l’adresse : http://bibliotheque.academie-medecine.fr/dante-par-gutmann/.

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