La Bibliothèque de l’Académie nationale de médecine s’est enrichie, en deux versements effectués en 2021 et 2022, du don par Marie-Claude Richet des archives de son père Gabriel Richet (1916-2014), pionnier de la néphrologie.
Porteur de l’héritage médical familial (à savoir les familles Richet, Landouzy, Lesné et Trélat), Gabriel Richet était également très attentif à l’histoire personnelle et à la mémoire de son père, Charles Richet (1882-1966), dit Charles Richet fils, quatrième enfant du prix Nobel 1913.
C’est la raison pour laquelle le fonds Gabriel Richet comporte deux ensembles consacrés à Charles Richet fils. L’un d’entre eux est intitulé « Neutralité médicale » et porte notamment sur l’expérience concentrationnaire de Charles Richet fils. L’autre, intitulé « Commission de sauvegarde des droits et libertés individuels » et dont nous publions aujourd’hui l’inventaire, est consacré au rôle de Charles Richet au sein de cette commission instituée en 1957, pendant la guerre d’Algérie.
Charles Richet, docteur en médecine, est professeur agrégé à la Faculté de médecine de Paris. Il est directeur des laboratoires de contrôle de l’Académie à l’Institut Fournier. Il s’illustre par ses travaux sur la nutrition et est élu membre de la XVe section (sciences biologiques, physiques, chimiques et naturelles) de l’Académie de médecine le 29 octobre 1940.
Arrêté le 8 juin 1943 pour faits de résistance, il est déporté en janvier 1944 au camp de Buchenwald, où il est affecté à l’infirmerie. Après la guerre, il témoigne de son expérience concentrationnaire en publiant avec sa nièce Jacqueline et son fils Olivier, déportés respectivement à Ravensbrück et à Dora, le récit Trois bagnes, Paris, J. Ferenczi & Fils, 1945. Il entame une série de travaux consacrés aux pathologies de la déportation et des rescapés (notamment Charles Richet, Antonin Mans, Pathologie de la déportation, Paris, Plon, 1956).
Sa carrière médicale brillante et son statut de déporté lui confèrent la légitimité exigée pour faire partie de la Commission de sauvegarde des droits et libertés individuels qu’en avril 1957, pendant la bataille d’Alger, le gouvernement de Guy Mollet, sous la pression de l’opinion publique et des intellectuels, se voit contraint de mettre en place, afin d’enquêter sur la réalité de la répression et de la torture exercées par l’armée française en Algérie. La commission est tout autant chargée d’examiner le caractère diffamatoire des accusations portées contre l’armée française, ce qui en dit long sur l’ambivalence des objectifs du gouvernement.
En dépit de l’espoir que sa création a pu susciter, son histoire est, pour reprendre l’expression de l’historienne Raphaëlle Branche, la « chronique d’un échec annoncé ». Douze personnalités, choisies pour leur valeur morale supposée irréprochable, diplomates, avocats, magistrats, médecins, militaires, etc., composent cette commission. Quoique confrontées aux nombreux blocages des autorités militaires ou préfectorales en Algérie, elles réussissent à collecter documents et témoignages attestant la réalité de la torture en Algérie. Les membres de la commission sont en revanche partagés sur l’importance à lui accorder, et certains n’hésitent pas à démissionner, en réaction à l’impuissance d’une commission divisée et dénuée de pouvoir mais également afin de protester publiquement contre la torture : « Tout se passe comme si l’on tolérait qu’il y eût deux démarches parallèles – l’une confiée à la Commission de sauvegarde chargée de rassurer les consciences, l’autre confiée à la torture seule capable de vaincre la situation. », écrit ainsi Robert Delavignette dans sa lettre de démission du 22 septembre 1957 (archives Delavignette, 19 PA 9/122, CAOM, cité par Raphaëlle Branche, art. cit., p. 24). Le rapport final de la commission, présenté par son président Pierre Béteille, conseiller à la Cour de Cassation, et non divulgué publiquement, est en raison des opinions divergentes de ses membres, « un texte hétérogène et pratiquement privé de conclusion » (Raphaëlle Branche, art. cit., p. 22).
Charles Richet, quant à lui, s’il admet la réalité des sévices, refuse d’y voir l’action de la France et les attribue à des individus qu’il convient de sanctionner, cautionnant le recours à « des mesures exceptionnelles » et in fine la raison d’État :
« Opinion personnelle. 1) Il n’y a qu’un tout petit nombre de meurtres. Je ne vois aucune objection à ce que les meurtriers soient guillotinés. 2) Il y a fort peu de tortures depuis 2 ans. J’appelle tortures les coups qui rendent infirmes ou malades, qui aboutissent à des fractures, à des luxations, et qui ont pu mettre la vie en danger. Il est normal que ces bourreaux soient punis. 3) Pour les sévices mineurs (et ce serait un contresens ou un mensonge de les appeler tortures), il convient de se souvenir que aux situations exceptionnelles conviennent des mesures exceptionnelles. Ces sévices sont beaucoup moins nombreux qu’on ne le dit et dont le plus fréquent paraît être un interrogatoire hargneux, ou la menace, s’ils sont appliqués sur une seule personne peuvent en sauver parfois cent. Qui de nous n’agirait pas ainsi ? » (BANM, Fonds Richet, Gabriel I.1.4 y)
Ces quelques dossiers, constitués de notes personnelles, de copies de dossiers et de documentation imprimée, forment un complément utile aux ressources déjà disponibles, archives privées ou fonds publics, pour lesquels le site national France Archives a publié un guide méthodologique en ligne.
Une nouvelle Commission de sauvegarde des droits et libertés individuels est formée, à l’été 1958, sous la présidence de Maurice Patin, président de la chambre criminelle à la Cour de cassation, composée de huit des douze personnalités qui avaient figuré dans la première, dont Charles Richet qui en démissionne en 1961.
L’inventaire publié aujourd’hui se double d’un travail, en cours, de catalogage des travaux de Charles Richet fils (sous la cote générique 116003).
Jérôme van Wijland
Références bibliographiques :
Les sources relatives à la guerre d’Algérie, site internet France Archives. Portail national des archives, https://francearchives.fr/fr/article/599788358
Raphaëlle Branche, « La commission de sauvegarde pendant la guerre d’Algérie : chronique d’un échec annoncé », Vingtième Siècle, revue d’histoire, n° 61, janvier-mars 1999, p. 14-29
Raphaëlle Branche, « La seconde commission de sauvegarde des droits et libertés Individuels », Histoire de la justice, 2005/1 n° 16, p. 235-245
Isabelle von Bueltzingsloewen, « Rationing and Politics : The French Academy of Medicine and Food Shortages during the German Occupation and the Vichy Regime », in Ina Zweiniger-Bargielowska, Rachel Duffett and Alain Drouard (ed.), Food and War in Twentieth Century Europe, [Farnham ; Burlington] : Ashgate, 2011, p. 155-168
Charles Richet, Jacqueline Richet et Olivier Richet, Trois bagnes, Paris, J. Ferenczi & Fils, 1945 [reprint s.l, ADIF-VAUCLUSE, 1993]
Charles Richet, Antonin Mans, Pathologie de la déportation, Paris, Plon, 1956 [3. éd., Paris, Centre Charles Richet pathologie de la déportation, 1962]
Pour citer ce billet :
Jérôme van Wijland, « La torture en Algérie et la Commission de sauvegarde des droits et libertés individuels », Site de la Bibliothèque de l’Académie nationale de médecine [en ligne]. Billet publié le 16 septembre 2022. Disponible à l’adresse : https://bibliotheque.academie-medecine.fr/charles-richet-algerie.