En avril 1782, Dufau, médecin dacquois, fait parvenir à la Société royale de médecine, en plus d’une lettre relative aux eaux minérales de Dax, un petit mémoire intitulé « Remarques sur les eaux minérales ». Ce dernier est pour lui l’occasion de revenir sur son expérience napolitaine, presque un demi-siècle plus tôt. A l’époque de la guerre de Succession de Pologne, il entre au service de l’infant d’Espagne Charles de Bourbon, qui grâce à la victoire de Bitonto remportée le comte de Montemar en mai 1734, devient roi des Deux-Siciles. Dufau décrit ses excursions scientifiques sur le mont Vésuve, juste avant et quelque temps après l’éruption effusive et explosive du 20 mai 1737.
Quoique l’ayant retranscrit intégralement à partir du folio 3v, où débute le récit de son expérience napolitaine, nous nous sommes permis de découper le texte en plusieurs parties.
1ère excursion ; quelques jours avant l’éruption [fol. 3v p. 4-4v p. 6] :
En 1733, j’entrai au service de l’infant don Carlos, duc de Parme ; le 3 janvier 1734, ce prince partit, avec une armée espagnole, pour la conquête de Naples, où je le suivis, elle fut décidée par la bataille de Bitonte [Bitonto], où le Duc de Montemar remporta une victoire complète sur les Allemands. J’étais encore à Naples en 1737, lorsque le Vésuve s’irrita si prodigieusement, qu’il jeta la terreur dans tous les esprits. 15 jours avant l’explosion, qui fut une des plus terribles, dont on eut conservé la mémoire, il vomissait des pierres embrasées ; on voyait de Naples celles qui sortaient du côté de l’ouest, descendre la montagne ; ce qui faisait un spectacle singulier très menaçant. J’eus la curiosité de l’aller voir de près. Je partis avec un domestique dans une voiture, de manière à arriver auprès de la montagne, à l’entrée de la nuit, parce qu’alors le spectacle était surtout visible. Je pris deux paysans, qui cultivaient des vignes autour du Vésuve, pour le conduire vers la bouche du volcan, et m’éclairer avec deux torches que j’avais apportées. Ils étaient déjà consternés de l’événement tragique qu’ils prévoyaient, et furent extrêmement surpris de ma témérité ; je ne pus les déterminer à m’accompagner, et à me conduire par les sentiers, qu’ils connaissaient, que par l’appât d’une bonne récompense, que je leur promis. Après un bon quart d’heure de chemin, je trouvai beaucoup de cendres, qui rendaient la marche difficile, mais le désir de voir ces pierres de près me fit surmonter toutes les difficultés. Enfin j’arrivai derrière une colline, qui arrêtait les pierres, en sorte qu’il n’y en avait aucune qui l’eût franchie. Cette considération me servit à encourager les paysans à m’accompagner jusque-là ; mais il ne me fut jamais possible de les faire passer outre. Ils ne cessaient même de m’exagérer le danger. Cependant comme les pierres ne sortaient pas en grand nombre à la fois, que d’ailleurs on les voyait venir de loin, et qu’il paraissait possible de les éviter ; quoique descendant par sauts et par bonds, elles se portaient souvent du côté où on les jugeait le moins ; j’escaladai seul cette hauteur, car mon domestique avait autant de peur que les paysans, et je fus examiner ces pierres ; j’en trouvai beaucoup, déjà refroidies, d’autres qui l’étaient en partie, et plusieurs encore ardentes, d’autres qui venaient de descendre, rougies comme des charbons allumés ; je les flairai les unes et les autres avec attention, je n’y pus découvrir aucune odeur ; pour savoir si les dernières étaient molles, j’y portai la pointe de l’épée, je les trouvai aussi dures que celles qui étaient totalement refroidies. La plupart de ces pierres étaient des blocs détachés d’un rocher, ils étaient des carrés fort irréguliers ; il y en avait de différentes grandeurs ; depuis 3 pieds de diamètre jusqu’à 5 à peu près. Je fis ces observations fort tranquillement ; car quoi qu’il descendît sans cesse des pierres, elles ne venaient pas directement vers moi. Enfin pourtant il en sortit trois à la fois, dont la chute était dirigée de mon côté, ce qui me fit hâter de remonter la colline ; d’où je les observai, et je vis que si j’avais resté en bas, j’aurais couru du danger.
Éruption du 20 mai 1737 [fol. 4v p. 6-5r p. 7] :
Huit jours après arriva la terrible éruption ; les pierres, qui auparavant arrivaient à peine à l’embouchure de la montagne, furent lancées à plusieurs milles, où elles incendièrent plusieurs villages, et entre autres celui d’Ottaviano très considérable. Et bientôt elles furent liquéfiées par la violence du feu, et coulèrent autour de la montagne comme du verre fondu ; c’est ce qu’on appelle lava dans le pays.
On a fait plusieurs descriptions de cet affreux embrasement ; et des tableaux, qui le représentent au naturel, autant qu’il est possible. J’en ai porté un avec moi ; et j’en ai vu de pareils à Paris, quelques années après mon retour de Naples.
Ainsi je dirai seulement que la violence de l’explosion dura trois jours, après lesquels elle diminua insensiblement, au point qu’enfin le volcan paraissait totalement éteint ; car il ne rendait plus ni flamme ni fumée, ce qu’il ne cessait de faire auparavant.
2e excursion ; un mois après l’éruption [fol. 5r p. 7-5v p. 8] :
Un mois après que l’explosion eut cessé, je me rendis encore sur les lieux. Je trouvai la principale lava formant une rivière de pierre, depuis la bouche du volcan jusqu’à 20 ou 25 toises de la mer. Elle avait coulé dans un grand canal, formé par les torrents de pluie et de neige, qui descendaient de la montagne pendant l’hiver. Elle l’avait comblé ; et parvenue à la grande route, qui traverse ce canal, au moyen d’un pont de pierre, et ayant perdu de sa fluidité, elle combla le pont, passa par-dessus, et alla s’adosser contre une église des Carmes, qui était le long du chemin, s’y accumula au point de passer par une fenêtre, et de combler une partie de l’église.
A cette époque cette lava était refroidie entièrement de manière qu’on pouvait promener par-dessus. Mais elle conservait encore une chaleur ardente dans l’intérieur, et à sa base, qui, en plusieurs endroits, avait 15 et 20 pieds de profondeur. Cette chaleur intérieure se manifestait par des vapeurs ardentes, qui s’élevaient entre la lava et les bords qui la contenaient, partout où elle trouvait quelque issue ; et cette vapeur sublimait un sel, blanc comme neige, qui s’attachait aux bords extérieurs de la terre et de la lava ; j’en ramassai environ une once, et je remarquai avec une attention singulière que cette lava, non plus que la vapeur, n’avait aucune sorte d’odeur.
Retour à Naples ; indifférence des apothicaires et des médecins [fol. 5v p. 8-6r p. 9] :
De retour en ville, je fus descendre chez le premier apothicaire du Roi, qui était de Toulouse, et chez qui se rendaient ordinairement plusieurs Français, et quelques médecins italiens et espagnols vers cette heure-là ; je leur rendis compte de mon voyage ; ils furent étonnés de ma curiosité, et moi je le fus de leur indifférence pour des phénomènes si extraordinaires : je leur montrai le sel que j’avais ramassé, personne ne le connut ; je demandai du sel de tartre fixé, j’en pris une pincée, que je froissai entre mes doigts, avec pareille quantité de mon sel, et je leur fis sentir l’esprit volatil, qui en fut dégagé. Je trouvai cependant, peu de jours après, un médecin mieux instruit, qui connaissait ce sel ammoniac depuis longtemps, et qui me dit en avoir ramassé, comme moi, dans deux circonstances semblables, depuis environ 30 ans.
3e excursion ; le Posilippo, le lac d’Agnano et la grotta del cane, la Solfatara [fol. 6r p. 9-7v p. 12] :
Quelque temps après je fus voir la Solfatara, c’est une mine de soufre et d’alun, située à l’ouest de la ville de Naples, sur le bord de la mer ; on peut y aller par eau, mais on préfère la route de terre, parce qu’elle offre des objets dignes de l’attention des voyageurs. A l’extrémité de la ville, on trouve, allant à la Solfatara, la montagne de Pausilipo [Posillipo], qu’il faut traverser ; ce qu’on fait de plain-pied, par un chemin creusé sous la montagne, très commode, deux carrosses y passent de front, fort au large ; il a un mille, au moins, de longueur ; et il est suffisamment éclairé, même dans son milieu, par des ouvertures pratiquées obliquement à travers la montagne, qui n’est qu’un roc, recouvert de quelque terre. En continuant la route on trouve le lac d’Agnana [Agnano], qui peut avoir 35 ou 40 toises de diamètre, il est entouré de collines de différente nature ; à quelques pas à droite on trouve la grotta del cane ; c’est une niche pratiquée dans la colline, à fleur de terre. Un homme se tient dans ce lieu, et gagne sa vie à faire observer aux étrangers les curiosités du lieu. D’abord que quelqu’un se présente, il prend un chien de moyenne grandeur, qu’il met dans la niche contre terre. Dans l’instant ce chien paraît tomber en syncope, et mourir ; alors il le jette dans le lac, qui n’est éloigné que de quatre ou 5 pas, et aussitôt le chien reprend sa vigueur.
Je voulus reconnaître la cause de cet effet, qu’on attribue attribue [sic] à une vapeur méphitique, j’entrai dans la niche ; je me couchai même fort près du fond, mais je ne sentis rien, et je fus tenté de croire que ce chien était dressé pour ce manège.
En reprenant la route le long du lac, on trouve à gauche les étuves qui bordent le chemin. Elles sont creusées dans la colline, qui dans cet endroit est un rocher tendre et poreux, ce sont de petites chambrées, où l’on respire une vapeur chaude et humide, qui fait suer abondamment ; les chambres plus intérieures, et qui ont moins de communication avec l’air extérieur, sont les plus efficaces. Les personnes, qui souffrent des douleurs vénériennes ou rhumatismales, y vont suer, et se trouvent ordinairement soulagées.
On reprend la route, après avoir observé ces étuves, pour arriver à la Solfatara. C’est une plaine à peu près ovale ; qui peut avoir 40 ou 45 toises de longueur, sur 20 ou 25 de largeur, elle est entourée de collines qui laissent une entrée au sud, très près de la mer ; cette plaine et les collines sont une mine chargée de soufre et d’alun : en entrant, on trouve à gauche une maison avec un hangar, où des ouvriers travaillent à purifier les minéraux. Un d’eux se détache, dès qu’il arrive quelque étranger, pour lui faire observer ce qu’il y a de curieux. La première chose qui se présente, ce sont des poitrinaires des asthmatiques, assis, ou qui se promènent sur ces collines, pour y respirer l’air, empreint de particules de soufre, que les médecins du pays croient salutaires à ces sortes de maladies.
Ce guide vous fait ensuite remarquer des trous, vers le milieu de cette plaine, desquels sort une vapeur brûlante, avec un bruit pareil à celui d’un vent, poussé avec impétuosité à travers une ouverture étroite et resserrée. Ce sont des æolipyles naturelles [sic]. Pour vous faire observer un effet surprenant en apparence, et cependant très naturel, il présente à cette vapeur une feuille de papier, qui dans l’instant est séchée, comme si on l’avait approchée de très près du feu ; après cela il y présente une grande pelle de fer, et aussitôt on voir l’eau tomber, en grosses gouttes, de tous les points de la pelle.
Ces ouvriers ont le soin de placer sur ces trous des tuilots, autour desquels les vapeurs laissent en passant un sel ammoniac, qu’elles subliment, et qui est pareil à celui du Vésuve.
Cet homme prend ensuite une grosse pierre, qu’il laisse tomber de sa hauteur ; et aussitôt on entend un bruit épouvantable, qui retentit longtemps dans de cavernes profondes, qui se trouvent sous ce terrain, et auxquelles vont, sans doute, aboutir les eaux des régions supérieures, par des sources souterraines, où elles sont violemment échauffées par des feux beaucoup plus souterrains. Et c’est de cette manière vraisemblablement que les eaux thermales acquièrent leurs différents degrés de chaleur, de même que les étuves dont nous venons de parler.
Île d’Ischia [fol. 7v p. 12-8r p. 13] :
Vis-à-vis la Solfatara à peu près, et à 14 milles vers le sud, est l’île d’Ischia, digne aussi de la curiosité des voyageurs. J’y ai vu des lavas, restes des anciens volcans, éteints depuis longtemps, des étuves pareilles à celles d’Agnana, et une fontaine d’eaux thermales, dont on vante les effets. Le prince de Saxe, perclus des extrémités inférieures, étant venu aux noces de la reine de Naples, sa sœur, y prit des bains en 1737.
Naples a le Vésuve à l’Est Sud-Est, l’île d’Ischia au Sud, et la Solfatara à l’Ouest. Il y a lieu de croire que tous ces feux souterrains n’ont qu’un foyer commun : j’ai même connu de fort habiles gens dans le pays, qui étaient persuadés que les volcans de l’Etna et de Stromboli n’en avaient pas d’autre.
Jérôme van Wijland
Référence :
BANM, SRM 89 d2 n° 2. Dufau. Remarques sur les eaux minérales. Dax le 27e avril 1782. 8 feuillets. 160 × 205 mm.
Pour citer ce billet :
Jérôme van Wijland, « 1737, lorsque le Vésuve s’irrita si prodigieusement », Site de la Bibliothèque de l’Académie nationale de médecine [en ligne]. Billet publié le 21 avril 2023. Disponible à l’adresse : https://bibliotheque.academie-medecine.fr/1737-vesuve/.