Le 20 mai 1970, sur la suggestion d’un certain Loynel d’Estrie, très probablement l’éminent collectionneur de verres filés, André Forestier propose à l’Académie nationale de médecine de lui donner une œuvre de son père, le sculpteur Gabriel Forestier. « Ce don, précise-t-il dans sa lettre d’intention, un “Hercule”, me paraît être dans l’esprit qui animait mon père quant au destin de ses œuvres. » Et il ajoute, afin de convaincre son destinataire : « Cette œuvre représente “Hercule”, mais je pense que cela peut être aussi bien l’Homme terrassant le Mal, thème plus adapté à l’Académie de Médecine. » L’Hercule est l’original en plâtre, démontable, d’une sculpture qui a contribué aux succès de l’artiste.
Né à Eymet, en Dordogne, le 18 novembre 1889, Gabriel Forestier étudie aux Beaux-Arts de Paris à compter de 1907. Auteur de plusieurs monuments aux morts, dont celui de sa commune natale, il contribue ensuite à des œuvres collectives, telle la monumentale Buckingham Fountain de Chicago conçue par Marcel Loyau en 1927, ou le gigantesque bas-relief du musée des Colonies à Paris en 1930, conçu par Alfred Janniot pour l’Exposition coloniale internationale. Il crée la porte monumentale de bronze du musée d’art moderne de la Ville de Paris, à l’occasion de l’Exposition internationale de 1937, composée de neuf bas-reliefs, huit de bronze et un de pierre surmontant la porte, œuvre qui lui vaut le Grand prix de l’Exposition. Citons encore de lui la Messagère, sculpture de 1938 exposée au jardin du Luxembourg (inv. FNAC 7161). En décembre 1931, alors qu’il effectue un voyage en famille, sa compagne, mère de ses enfants Marguerite et André, est blessée mortellement lors de l’effondrement de la bibliothèque du Vatican. Il décède à Paris le 24 mai 1969.
C’est en 1934 que Gabriel Forestier exécute le colossal Hercule au serpent (2,44 m de hauteur), tout d’abord en terre, dont il réalise un moulage en plâtre, en plusieurs morceaux afin de faciliter la tâche du fondeur. La fonderie Rudier réalise alors deux tirages en bronze de la statue. Et c’est précisément l’un d’eux qu’il expose au Salon des Artistes français.
André Forestier a souligné combien le thème du serpent, comme ceux de l’eau ou de la chevelure, plaisait à son père, par ses courbes et ses enroulements. Le thème de l’Hercule ne lui est pas étranger non plus, et il le reprendra pour la porte du Palais de Tokyo.
Rendant compte du Salon, les journaux repèrent les influences évidentes auxquelles a puisé l’artiste. Gilles de Chandenay, pour le Journal des débats (11 mai 1934), décèle l’influence de « Bourdelle et la tête de son Héraklès dans le vigoureux bronze de M. Forestier : “géant étouffant un serpent”. » Thiébault-Sisson, pour Le Temps (12 mai 1934), estime que Forestier « se souvient du Laocoon, et […] a modelé, avec plus de vigueur peut-être que de goût, et dans une tradition légèrement périmée, un Géant étouffant un serpent ».
La puissance de l’œuvre retient l’attention, qu’elle soit exprimée de manière laudative ou triviale. Dans L’Avenir (19 mai 1934), Achille Segard écrit ainsi : « Parmi les œuvres puissantes, l’ “Hercule au serpent”, de Forestier est l’une des œuvres les plus importantes de ce salon et elle demeure harmonieuse. » Georges Beaume, pour La France de Bordeaux et du Sud-Ouest (13 juin 1934), a moins de retenue : « Ce grand et beau gaillard, tout nu, est menacé par un effroyable boa, qui, sur son visage, ouvre une gueule dévorante ; mais, dans le merveilleux effort de tout son être, le géant arrivera à maîtriser et étouffer le monstre. Ce n’est pas le premier venu qui peut construire une œuvre pareille. »
L’œuvre obtient l’une des quatre médailles d’or décernées par un jury de sculpture présidé par Denys Puech.
L’exemplaire présenté au Salon est acquis par l’État (inv. FNAC 3903) pour orner le devant de l’hôtel de ville de Philippeville, dans le Constantinois, où il est installé en 1935. La sculpture veille toujours sur la mairie de la ville, désormais Skikda.
Le deuxième exemplaire, qui possède un socle surélevé décoré de roseaux, est commandé par M. Besnard, propriétaire d’un très important domaine en Algérie, à Oued Amizour, également dans le Constantinois. L’exemplaire ne quitte pas la fonderie, l’acquéreur ayant eu des problèmes de financement. C’est là qu’Arno Brecker en prend possession, vers 1941, pour le compte d’Hermann Göring, très important collectionneur d’art. L’œuvre est restituée à Gabriel Forestier à la chute du régime nazi, et se trouvait encore en possession de la famille au début du XXIe siècle.
Quant au plâtre patiné, le trésorier Jean Cheymol annonce le 19 juin 1970 à André Forestier la décision prise en conseil d’administration le 2 juin d’accepter son offre, ajoutant cependant : « Il se pose cependant pour nous un grave problème concernant l’emplacement susceptible de convenir au mieux à la mise en valeur de cette statue. » La situation est trouvée assez vite puisque le 15 octobre suivant, le secrétaire annuel Maurice Bariéty peut écrire au donateur que l’œuvre « est aujourd’hui dans notre vestibule où tous nos visiteurs peuvent l’admirer. »
Le 4 mai 1971, à l’occasion des travaux de nettoyage de l’entrée de l’Académie et de la suppression de la liste des bienfaiteurs sur le mur gauche (celle-ci ne pouvant plus être mise à jour, faute de place, et devant donc être refaite), le bureau décide « de faire supprimer la statue en plâtre, en très mauvais état qui se trouve à gauche de la porte de la concierge (Wurtz). Elle sera remplacée par la statue Hercule terrassant le mal. » La statue vouée à la destruction et à l’oubli est une statue colossale de Robert Wurtz, due aux sculpteurs Jules Desbois et Henry Schmid, donnée par la famille en 1921 (BANM, inv. ART 469). Quant à l’Hercule, il demeure donc dans le vestibule… pour peu de temps.
Dans le cadre du réaménagement de ses locaux, l’Académie de médecine souhaite s’en séparer dès 1982. Sur le conseil de Philippe Durey, conservateur à l’Inspection générale des musées classés et contrôlés, le président André Sicard propose le 13 décembre 1982 à Armand-Henry Amann, conservateur des musées des Landes, de lui céder la sculpture. Le conservateur exprime son intérêt (lettre du 29 décembre 1982) et propose un rendez-vous le 10 janvier 1983, avec Philippe Durey et un représentant de la maison Chenue. Le jour même, Armand-Henry Amann confirme sa demande de cession de l’œuvre pour l’exposer dans le musée Despiau-Wlérick. Organisées autour de deux natifs de Mont-de-Marsan, les sculpteurs Charles Despiau (1874-1946) et Robert Wlérick (1882-1944), les collections du musée regroupent également les œuvres de sculpteurs indépendants et d’artistes classiques ou modernistes du début du XXe siècle. Après avoir prouvé au conservateur qu’elle est bien propriétaire de l’œuvre (lettre d’André Sicard à Armand-Henry Amann, 14 février 1983), l’Académie accède à sa demande lors du conseil d’administration du 21 février 1983 par 4 voix pour, 2 contre, et 3 abstentions. Dans un courrier du 21 mars, André Lemaire confirme le don à Armand-Henry Amann. Le 31 mars 1983, la société André Chenue effectue le transport de l’œuvre, précisant dans le bordereau d’état les quelques manques constatés (des doigts à une main, des morceaux de la queue du serpent). L’Hercule prend place dans les collections du musée Despiau-Wlérick, où il demeure, à ce jour, l’unique œuvre de Gabriel Forestier qui y soit conservée.
Jérôme van Wijland
N.B. La mort de la compagne de Gabriel Forestier dans l’effondrement partiel de la Bibliothèque vaticane est totalement occultée par la presse tant italienne que française. Elle est pourtant attestée par les archives du Vatican. Cf. Paolo Vian, « La Biblioteca vaticana nelle memorie (1935) del sotto-foriere dei Palazzi apostolici Federico Mannucci », Miscellanea Bibliothecae Apostolicae Vaticanae, XXII, Città del Vaticano 2016, p. 761-868 ; Post scriptum p. 860.
Forestier, Gabriel (1889-1969)
Hercule au serpent ou L’homme terrassant le mal
1934
Plâtre patiné ; H. 2,44 ; L. 1,50 ; P. 0,84 m
Historique : don d’André Forestier, fils du sculpteur, à l’Académie nationale de médecine, 1970 (inv. ART 448) ; don de l’Académie nationale de médecine au musée Despiau-Wlérick de Mont-de-Marsan à la demande de son conservateur Armand-Henry Amann (1948-1999), 1983
Inv. : MM 83.6.26.
Remerciements à :
Christophe Richard, conservateur en chef du Patrimoine, Pôle Culture et Patrimoine / Musées, Ville de Mont de Marsan
Bibliographie :
André Forestier, Gabriel Forestier : sculpteur statuaire : Eymet 1889-Paris 1969, [S.l.], A. Forestier, 1999
Jean-Marc Dreyfus, Archives diplomatiques, Le catalogue Goering, Paris, Flammarion, 2015
Pour citer cet article :
Jérôme van Wijland, « “Hercule au serpent” ou “L’homme terrassant le mal” », Site de la Bibliothèque de l’Académie nationale de médecine [en ligne]. Billet publié le 25 avril 2022. Disponible à l’adresse : http://bibliotheque.academie-medecine.fr/hercule-au-serpent/.