Le 4 octobre 1918, M. Michiels, membre de l’association des bibliothécaires français, écrit depuis Marseille à l’Académie de médecine :
« Permettez-moi de vous demander si l’on peut se procurer la communication de M. le professeur Netter sur la grippe, communication faite à l’Académie de médecine (par suite des difficultés de transport, les livres, imprimés, etc. ne parviennent qu’avec des retards de plusieurs mois en province aussi bien chez les libraires que dans les bibliothèques publiques) ».
La communication demandée a été prononcée par le professeur Netter seulement trois jours plus tôt devant l’Académie, lors de la séance du 1er octobre (Bulletin de l’Académie de médecine, 1918, 3ème série, vol. 80, séance du 1er octobre 1918, p. 275-286). Mais en cette occasion il y a urgence, et le courrier du bibliothécaire marseillais trahit peut-être la « panique muette » dont fait état Freddy Vinet dans un ouvrage récent consacré, à l’occasion de son centenaire, à la grippe dite « espagnole » de 1918 (Vinet 2018, p. 174).
La communication du professeur Netter a été précédée et suivie d’autres notes et lectures sur le sujet. Entre juillet et décembre 1918, mois correspondants à la deuxième vague, ravageuse, de l’épidémie d’influenza, la grippe fait l’objet de 10 lectures, 8 communications, 3 notes, une observation et un rapport, portant sur la nature, le diagnostic, la prophylaxie et la thérapeutique. Lors de la séance du 8 octobre, le Dr Louis Mourier, sous-secrétaire du Service de santé militaire demande à l’Académie d’étudier des moyens prophylactiques. L’Académie y pourvoit par l’intermédiaire d’une commission composée de Chaufard, Netter, Vincent, Achard et Bezançon (nouvellement élu, rapporteur de la commission). Celle-ci produit durant la séance du 15 octobre un rapport sur la prophylaxie de la grippe, lu en séance, repris par la presse médicale et même mentionné lors des débats parlementaires, par des députés qui n’en font d’ailleurs pas grand cas (Journal officiel de la République française, Chambre des députés, 25 octobre 1918, p. 2708).
Face à l’épidémie, l’Académie de médecine réagit au moyen des procédures et méthodes qui sont les siennes depuis sa création. Fin novembre 1918, elle se dote ainsi sur proposition de son conseil d’administration d’une commission de la grippe qui laisse peu de traces et en particulier aucun rapport, son rôle ayant consisté à juger ponctuellement des travaux adressés à l’Académie, en lieu et place des commissions des épidémies ou des sérums qui étaient en charge de ces questions. Lorsque quelques mois plus tard le ministre de l’Intérieur s’enquiert d’éventuelles avancées dans la prophylaxie de la grippe, l’Académie nomme à cet effet une nouvelle commission (Bulletin de l’Académie de médecine, 1919, 3ème série, vol. 82, séance du 22 juillet 1919, p. 57). De fait, la grippe recule déjà en 1919 dans les préoccupations de l’Académie, ne suscitant que 13 communications au premier semestre, et seulement 2 lectures au second, l’encéphalite léthargique liée à la grippe prenant le dessus comme centre d’intérêt de l’Académie dès 1920. Enfin, l’Académie, conformément à ses missions habituelles, entend stimuler la recherche sur la grippe par l’octroi de récompenses : c’est le service des épidémies qui s’en charge, attribuant médailles et récompenses à des auteurs de travaux sur la grippe (4 médailles sur 8 distribuées en 1919, 3 sur 12 en 1920).
Si les modalités d’action de l’Académie sont habituelles, le dépouillement de la correspondance reçue des particuliers durant le deuxième semestre de 1918 fait apparaître des réactions singulièrement nombreuses, variées et vives. On a déjà mentionné la requête du bibliothécaire marseillais, traduisant l’anxiété de ses lecteurs. Un correspondant anglais, inquiet pour son fils, manifeste la même impatience en demandant le 25 novembre 2018 copie de la communication que le Dr Dalimier a faite 6 jours plus tôt sur les formes rénales de la grippe.




Les courriers de médecins sont aussi plus nombreux qu’à l’accoutumée, pour formuler des hypothèses sur la nature du mal ou proposer des remèdes. L’urgence se lit dans le fait que c’est par télégramme que le Dr Thémistocle Anastasiades, directeur de l’hôpital de Kalamata, annonce avoir des résultats probants dans les 24 heures contre les complications grippales. Les lettres envoyées par des médecins peuvent trouver un écho en séance ou dans le Bulletin. C’est le cas pour les « quelques courtes remarques à présenter à l’Académie sur le traitement de la grippe » d’Armand Gautier, qui sont acceptées et communiquées en séance le 3 décembre.
Mais la lecture des archives permet de connaître d’autres contributions qui ne donnent lieu à aucune publication. La lettre de M. Necaux, vétérinaire-major, qui évoque une épizootie de grippe en 1904 vaut à son auteur un courrier de remerciements dont les archives conservent une copie. Le Dr Gillard croit pouvoir distinguer deux épidémies, dont la plus grave est due à l’ennemi : « Nous pourrions être en présence, écrit-il, d’un bacille cultivé et répandu par nos ennemis, ce qui expliquerait les difficultés dans les recherches bactériologiques. » Le rapport de du Dr Gillard lui est renvoyé, mais l’affaire a des suites qu’il convient de noter : l’auteur demande des explications sur les raisons de ce rejet, et il annonce qu’il procèdera malgré tout à la publication. De fait, une brochure de 12 pages, intitulée Rapports sur la grippe espagnole. Ses symptômes cliniques, son microbe, son traitement, signée avec le Dr Folley, paraît en 1919. Henri Barbusse, dans Le Populaire du 19 février 1920, revenant sur les tâtonnements de la sérothérapie, mentionne le rejet du rapport de Gillard par l’Académie dans un éditorial qui s’ouvre par ces mots : « L’histoire du traitement sérothérapique de la « grippe espagnole » apporte un nouveau chapitre, qui serait comique s’il n’était tragique, aux annales de l’inertie et de l’incompréhension des pouvoirs publics et des grands corps officiels. »
La correspondance des particuliers de la fin de 1918 montre également que l’Académie est perçue comme un organe efficace de diffusion de l’information médicale par un public plus large que celui des médecins. Pour premier exemple, citons un certain Besnard qui écrit : « Vous êtes à la recherche du microbe de la grippe, moi je l’ai trouvé… ». Marie-Louise Cousin écrit le 27 octobre 1918 : « J’ose prendre ma qualité de Française pour venir respectueusement vous exposer les résultats de mes réflexions au sujet de la grippe espagnole ». C’est sur papier à en-tête de son entreprise dijonnaise de fabrication de casquettes que Louis Ribère révèle qu’il s’est guéri par une cuillerée et un cataplasme de pétrole. « Veuillez lire jusqu’au bout, ceci n’est pas une réclame », peut-on encore lire dans un courrier émanant d’une pharmacie du Faubourg Saint-Honoré, vantant les vertus de l’ « antigrippine ». La plupart de ces courriers sont annotés d’un simple « Rien à répondre ».



Cent ans plus tard, la grippe suscite des recherches renouvelées. Des ouvrages ont paru cette année, qui croisent les approches historiques en termes de politique de santé publique et des problématiques plus anthropologiques sur l’impact de l’épidémie (Vinet 2018 ; Arnold 2018 ; Spinney 2018). La correspondance des particuliers dans les archives de l’Académie peut éclairer, à l’échelle d’une institution, les rapports entre une population qui vit l’épidémie dans sa chair et les autorités publiques chargées de sa protection sanitaire.
François Léger
Bibliographie :
Archives de l’Académie nationale de médecine, Correspondance des particuliers, 1918, liasse 188.
Arnold, Catharine, Pandemic 1918: eyewitness accounts from the greatest medical holocaust in modern history, New York, St. Martin’s Press, 2018.
Bouron, Françoise, « La grippe espagnole (1918-1919) dans les journaux français », Guerres mondiales et conflits contemporains, 2009, vol. 233, no 1, p. 83‑91.
Darmon, Pierre, « Une tragédie dans la tragédie : la grippe espagnole en France (avril 1918-Avril 1919) », Annales de démographie historique, 2000, no 2, p. 153‑175.
Kroker, Kenton, « Epidemic Encephalitis and American Neurology, 1919–1940 », Bulletin of the History of Medicine, 2004, vol. 78, no 1, p. 108‑147.
Prochasson, Christophe et Anne Rasmussen, Vrai et faux dans la Grande Guerre, Paris, La Découverte, 2004.
Rasmussen, Anne, « La grippe espagnole », in Jay Winter (dir.), La Première Guerre mondiale. Volume 3 : Sociétés, Paris, Fayard, 2014, p. 423-449.
Spinney, Laura, La grande tueuse : comment la grippe espagnole a changé le monde, Paris, Albin Michel, 2018.
Vinet, Freddy, La grande grippe : 1918, la pire épidémie du siècle, Paris, Vendémiaire, 2018.
Comment citer cet article :
François Léger, « Les Français, l’Académie et la grippe espagnole », Site de la Bibliothèque de l’Académie nationale de médecine [en ligne]. Billet publié le 26 novembre 2018. Disponible à l’adresse : http://bibliotheque.academie-medecine.fr/les-francais-lacademie-et-la-grippe-espagnole/.